Le texte :
Un beau
matin d'hiver – une matinée de brume, quand la lumière du jour
naissant se confond
encore avec les halos des réverbères – un homme marchait le long
d'un canal. C'était un homme
non pas trop âgé, mais usé par la vie, pour avoir dormi dehors
et avoir bu trop de vin. Cet homme-là
(mettons qu'il s'appelait Ali)
n'avait pas de domicile, et pas vraiment de métier. Quand les gens le
5 voyaient, ils disaient : « Tiens ! L'estrassier. » C'est comme
cela que les gens du Sud appellent les
chiffonniers qui vont de poubelle en poubelle et ramassent tout
ce qui peut se revendre, les cartons,
les vieux habits, les pots de verre, même les piles de radio
qu'on recharge très bien en les laissant
au soleil.
Pour ramasser tout cela, il avait une poussette-landau du
temps jadis, avec une belle capote
10 noire et des roues à rayons, dont une était légèrement voilée.
Pour les objets volumineux, il avait
une charrette à bras.
Ali se dirigeait vers le pont. C'est là qu'il habitait, et
qu'il gardait tous les trésors qu'il avait
ramassés durant la nuit.
Ce matin-là Ali était fatigué. Il pensait à la bonne lampée
de vin qu'il allait boire avant de se
15 coucher sur son lit de cartons, sous sa couverture militaire qui
l'abritait du froid comme une tente.
Il pensait aussi au chat gris qui devait être endormi sous la
couverture, en rond et ronronnant. Ali
aimait bien son chat. Il l'avait appelé Cendrillon, à cause de
sa couleur.
Quand Ali s'est approché de la tente, il a vu quelque chose
d'inattendu : à la place du chat, il y
avait un carton entrouvert, que quelqu'un avait déposé là. Tout
de suite Ali a compris que ce carton
20 n'était pas à lui. L'estrassier resta un moment à regarder, plein
de méfiance. Qui avait mis ce carton
là, sur son lit ? Peut-être qu'un autre gars de la chiffe avait
décidé de s'installer ici, sous le pont ? Il
avait laissé ce carton pour dire : « Maintenant sous le pont,
c'est chez moi ».
Ali sentit la colère le prendre. Tout à coup il se souvint
qu'il avait été soldat, autrefois, dans sa
jeunesse, et qu'il était monté à l'assaut au milieu du bruit des
balles. C'était il y avait bien
25 longtemps, mais il se souvenait des battements de son cœur de ce
temps-là, de la chaleur du sang
dans ses joues.
Il s'approcha du carton, résolu à le jeter loin sur les
quais, quand il entendit quelque chose.
Quelque chose d'incroyable, d'impossible. Une voix qui appelait,
dans le carton, une voix d'enfant,
une voix de bébé nouveau-né. C'était tellement inattendu qu'Ali
s'arrêta, et regarda autour de lui,
30 pour voir d'où venait cette voix. Mais sous le pont tout était
désert, il n'y avait que l'eau froide du
canal, et la route qui passait au-dessus, où les autos avaient
commencé à rouler.
Alors du carton sortit à nouveau la voix, claire, avec
comme une note d'impatience. Elle
appelait à petits cris répétés, et comme Ali tardait encore, les
bras ballants, la voix se mit à pleurer.
En même temps, Ali vit que le carton remuait, s'agitait sous les
coups donnés à l'intérieur.
35 « Des chats! » dit Ali à haute voix. Mais en même temps il
savait bien que les petits chats
qu'on a oubliés au bord d'un canal n'ont pas cette voix-là.
Il s'approcha encore, écarta les bords du carton avec ses
mains noircies et gercées, et avec
d'infinies précautions il en sortit un bébé, une petite fille
pas plus grande qu'une poupée, si petite
qu'Ali devait serrer ses mains pour qu'elle ne glisse pas, si
légère qu'il avait l'impression de ne
40 tenir qu'une poignée de feuilles.
« C'est elle, c'est l'enfant de sous le pont », pensa-t-il.
[...]
De sa vie, Ali n'avait jamais rien vu de plus joli, ni rien
de plus délicat et léger que cette petite
fille, cette poupée vivante. Il la tenait dans ses bras, sans
oser approcher d'elle son visage à la barbe
hirsute. L'air froid qui s'engouffrait sous le pont envoya
voltiger des papiers et bouscula le carton
45 vide, et Ali tout à coup s'aperçut que le bébé était tout nu, et
que sa peau était rougie par le froid,
hérissée de milliers de petites boules à cause de la chair de
poule.
Jean-Marie
Gustave Le Clézio, L'enfant de sous le pont (2000)
Edition Lire c'est partir
Première partie (25 points)
Questions (15 points)
Toutes vos réponses devront être rédigées.
I - Le portrait de l'estrassier
(6 points)
1. Lignes 1 à 11 :
a. Lignes 1 à 5 : Relevez au moins deux éléments qui
caractérisent la vie d'Ali. (1 point)
Ali mène
une vie sans "domicile" et "sans vraiment de métier". Il est "usé par
la vie" et "boit trop de vin".
b. Quelle activité
exerce-t-il ? Justifiez votre réponse en vous appuyant précisément
sur le texte. (1 point)
Ali
récupère et revend "tout ce qui peut se revendre". C'est un
"chiffonnier".
2. Lignes 2-3 :
«C'était un homme non pas très âgé, mais usé par la vie, pour
avoir dormi dehors et avoir bu trop de vin.»
a. Quel rapport logique exprime le groupe en italique ? (0,5
point)
Le rapport logique exprimé est la
cause.
b. Remplacez ce groupe
par une proposition subordonnée exprimant le même rapport logique.
(0,5 point)
parce
qu’il avait dormi dehors et qu’il avait bu trop de vin.
3. Lignes 23-24 :
«Tout à coup il se souvint qu'il avait été soldat, autrefois,
dans sa jeunesse, et qu'il était monté à l'assaut au milieu du bruit
des balles.»
a. Quel est le champ lexical dominant dans cette phrase ?
Justifiez votre réponse. (1 point)
Le champ
lexical présent est celui de la guerre : « soldat », « monté à
l’assaut », « balles »
b. Qu'apprend-on de
nouveau sur la personnalité d'Ali? (0,5 point)
On apprend
qu’il a préféré oublier ou ne plus penser à son passé. On peut
supposer que l'expérience de la guerre a été traumatisante pour lui.
4. Ligne 38 :
«avec d'infinies précautions»
a. Donnez la fonction grammaticale de cette expression. (0,5
point)
Fonction :
complément circonstanciel de manière
b. Indiquez quel trait
de caractère d'Ali est ainsi mis en valeur. (0,5 point)
Le
trait de caractère mis en valeur est la délicatesse.
c. Relevez dans la
suite du texte un indice qui conforte votre réponse. (0,5 point)
Ali n'ose
pas « approcher d’elle son visage à la barbe hirsute ».
II - La découverte
(5 points)
1. Lignes 20-21 :
«Qui avait mis ce carton là, sur son lit ? Peut être qu'un autre
gars de la chiffe avait décidé de s'installer ici, sous le pont ?»
a. De qui cette phrase retranscrit-elle les pensées ? (0,5
point)
Cette
phrase retranscrit les pensées d’Ali.
b. De quel type de discours s'agit-il ? (0,5 point)
discours
indirect libre.
c. Transposez ces paroles rapportées au discours direct. (1
point)
Ali
s'interrogea : "Qui a mis ce carton là, sur mon lit ? Peut-être qu’un
autre gars de la chiffe a décidé de s’installer sous le pont ?"
2. Lignes 27 à 36 :
A travers quels sens la découverte s'effectue-t-elle ? Justifiez
votre réponse. (1 point)
L’ouïe
: « entendit », le mot « voix » est répété plusieurs fois.
Le
toucher (Ali devait serrer ses mains pour qu'elle ne glisse pas)
La
vue (Ali n'avait jamais rien vu de plus joli)
3. Donnez la classe
grammaticale de "quelque chose" (ligne 27) (0,5 point)
classe
grammaticale : pronom indéfini
4. Lignes 28-29 :
«Une voix qui appelait, dans le carton, une voix d'enfant, une
voix de bébé nouveau-né.»
a. Relevez les expansions du mot "voix" et donnez leur classe
grammaticale. (1 point)
Les
expansions du mot voix sont : « qui appelait » subordonnée relative ;
« d’enfant » nom commun complément du nom ; « bébé nouveau né » groupe
nominal complément du nom.
b. Quelles précisions
apportent-elles sur la découverte d'Ali ? (0,5 point)
On apprend
qu’il s’agit d’un bébé.
III - L'enfant sous le pont
(4 points)
1. Lignes 38 à 40 :
«si petite qu'Ali devait serrer ses mains pour qu'elle ne
glisse pas»
«si légère qu'il avait l'impression de ne tenir qu'une poignée de
feuilles»
a. Quel rapport logique est exprimé dans les deux propositions
en italique ? (0,5 point)
Le rapport
logique est la conséquence.
b. Sur quelles
caractéristiques du bébé insistent-elles ? (0,5 point)
Sa
taille « petitesse » et son poids « légèreté »
2. Ligne 43 :
«Cette poupée vivante» : expliquez cette expression qui qualifie
la petite fille. (0,5 point)
Cette
expression est bâtie sur une opposition. Le bébé a la taille et le
poids d'une poupée, c'est néanmoins un être bien vivant.
3. Lignes 44 à 46 :
Expliquez pourquoi le bébé est en danger. Appuyez vous sur le
texte pour justifier votre réponse. (1 point)
Le bébé
est en danger car il est « tout nu » et risque de mourir de froid «
sa peau était rougie par le froid, hérissée de milliers de petites
boules à cause de la chair de poule. »
4. Que représente le
bébé pour Ali ? Justifiez votre réponse en vous appuyant sur votre
lecture du texte. (1,5 point)
Ali
semblait attendre cet évènement. La fillette devient « l’enfant de
sous le pont », son enfant, sa fille.
Réécriture (4 points)
Réécrivez la phrase suivante : «Ce matin là, Ali était fatigué. Il
pensait à la bonne lampée de vin qu'il allait boire avant de se
coucher [...] sous sa couverture militaire qui l'abritait du froid
comme une tente.»
Vous remplacerez Ali par Ali et Marcel en effectuant toutes les
modifications nécessaires.
Ce matin-là, Ali et Marcel étaient fatigués. Ils pensaient à la
bonne lampée de vin qu’ils allaient boire avant de se coucher (…)
sous leur couverture militaire qui les abritait du froid comme une
tente.
Dictée (6 points)
Dans les villages, on ne lui donnait guère : on le connaissait trop
; on était fatigué de lui depuis quarante ans qu’on le voyait
promener de masure en masure son corps loqueteux et difforme sur
ses deux pattes de bois. Il ne voulait point s’en aller cependant,
parce qu’il ne connaissait pas autre chose sur la terre que ce coin
de pays, ces trois ou quatre hameaux où il avait traîné sa vie
misérable. Il avait mis des frontières à sa mendicité.
Maupassant, Contes du jour et de
la nuit, Folio.
Deuxième partie (15 points)
Rédaction : Sujet : Quelques
années plus tard... Ali a gardé avec lui "l'enfant de sous le pont"
et il a pris soin d'elle. Un journaliste découvre toute l'histoire et
la raconte. Il explique aussi en quoi et pourquoi la vie d'Ali a
changé. Écrivez cet article. Vous lui donnerez un titre et vous le
signerez des initiales J.P.
Dénouement
heureux dans l'affaire de la petite Atifa |
Jeudi soir, le tribunal de Bayeux a rendu son
verdict en confiant la garde de la petite Atifa Benhalima à Ali
Benhalima officiellement devenu son père adoptif.
Un destin incroyable
Étonnante histoire que
celle de cette petite blondinette de six ans abandonnée à sa
naissance sous la pile nord du pont Roch à Bayeux, recueillie
et cachée par un SDF de 45 ans et enfin découverte l'an dernier
par les services sociaux de la ville.
C'est un passant qui a donné le signal.
Surpris de trouver une fillette au milieu des marginaux,
Jean-Louis Pichot a d'abord contacté la police. "Je suis
resté à l'écart pour observer, avait-il déclaré alors, mais à
l'arrivée du véhicule, ils ont tous décampé, et la fillette
aussi". Ce n'est que quelques jours plus tard que
trois agents
municipaux accompagnés d'une assistante sociale du département
ont découvert la fillette. "Il a fallu négocier ferme, ils
ne voulaient pas lâcher l'enfant, surtout M. Benhalima, et
c'est un costaud ! se rappelle Henriette Sapin, la
petite non plus ne voulait pas nous suivre [...] finalement on
a réussi à les convaincre".
L'enfant du pont
Pendant plus de cinq ans M. Ali
Benhalima assisté des "tontons", deux autres marginaux du pont,
est parvenu à nourrir, à soigner et à élever la petite Atifa
sans que personne ne se rende compte de rien. "On a galéré,
déclare-t-il, au début, j'étais tout seul sous la pile
nord, y'avait du passage et pas d'abri. Très vite Bernard et
Seb de la pile sud m'ont proposé de venir emménager chez eux.
Y'a une niche profonde dans la pile sud, avec une porte qui ferme. C'est
pas l'endroit idéal pour une gamine mais pour les beaux jours ça allait.
[...] En hiver on allait dans des squats, c'était quand même
plus sain, mais fallait décamper à la fin de la trêve
hivernale. On savait très bien que si quelqu'un trouvait Atifa,
on nous la prendrait. Alors on passait huit mois sur douze sous
le pont. Bébé, quand elle pleurait, ça passait pour un
miaulement d'un chat. Y'en a beaucoup qui se battent sous le pont. Personne ne
nous a jamais embêté. Quand j'allais bosser les tontons
veillaient sur elle. Sans eux rien n'aurait été possible." |
Un double sauvetage
Ancien légionnaire, M.
Benhalima n'avait jusque là jamais réussi à s'intégrer dans la
vie civile. A 35 ans, il arrive en France, pays qu'il ne
connaît pas. Personne ne l'attend. C'est une lente descente aux
enfers, l'alcool, la drogue, la rue... "Quand Atifa est
rentrée dans ma vie j'étais plus qu'une ombre". Si on
l'interroge sur ses motivations la réponse est simple :
"Elle m'a donné une raison de vivre, une raison de me battre,
sans elle je serais déjà mort. Elle aussi, elle m'a sauvé.
Évidemment on pourrait penser que c'est égoïste de ma part, que
j'aurais dû la confier aux services sociaux dès le départ, mais
elle n'a jamais manqué de rien, elle sait même lire grâce à
Bernard et elle parle un peu l'arabe".
Un choc salutaire
L'intervention des
services sociaux au bout de cinq ans a été un choc dans la vie
des trois hommes et de la fillette. "J'ai dit que c'était ma
fille, mais avec sa blondeur et le bleu de ses yeux on ne m'a
pas cru. De toute façon ça changeait pas grand chose. On me
l'aurait prise de tout manière. Finalement la petite était
tellement malheureuse qu'on m'a laissé la voir tous les jours
au foyer". Dès lors, bien décidé à récupérer Atifa,
l'ancien légionnaire retrouve le goût du combat et renverse
tous les obstacles qui se dressent devant lui. Il apprend à
lire, trouve un emploi d'agent de sécurité, obtient un logement
puis réclame la garde de la petite. Quand il se présente devant
le juge jeudi matin, c'est un autre homme. On l'écoute avec attention. Mais
finalement c'est le témoignage de la fillette qui a convaincu
le juge. "C'était très émouvant, j'en ai pleuré, avoue
Mlle Jeanneau, avocate de M Behalima, elle a parlé de son
père et de ses tontons avec des mots si simples et si tendres
que toute l'assistance fut instantanément convaincue qu'il
s'agissait là d'une vraie famille. L'ADN ne fait pas tout,
l'argent non plus".
Ce matin Atifa a rejoint
le domicile de son père. Dès lundi, elle intégrera l'école du
quartier... de l'autre côté du pont.
J.P |
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