Candide de Voltaire
Texte intégral
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Etude de Candide
Sujet de rédaction sur Candide
Sujet de rédaction après l'étude de
l'oeuvre :
Un soir, dans leur métairie, Candide, Pangloss, Martin,
Cunégonde et la vieille se retrouvent autour de la table. Pangloss affirme
une fois de plus que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Martin n’est pas de cet avis. Une discussion s’engage entre les deux hommes.
Candide et la vieille donneront leur point de vue s’appuyant sur leurs
expériences de vie. Racontez.
CANDIDE OU L'OPTIMISME
Traduit de l'allemand de M. le docteur Ralph
AVEC LES ADDITIONS QU'ON A TROUVÉES DANS LA POCHE DU DOCTEUR, LORSQU'IL
MOURUT À MINDEN, L'AN DE GRÂCE 1759
CHAPITRE PREMIER
COMMENT CANDIDE FUT ÉLEVÉ
DANS UN BEAU CHÂTEAU,
ET COMMENT IL FUT CHASSÉ D'ICELUI
Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le baron de
Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les moeurs
les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement
assez droit, avec l'esprit le plus simple ; c'est, je crois, pour cette
raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison
soupçonnaient qu'il était fils de la soeur de monsieur le baron et d'un bon
et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais
épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et
que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l'injure du
temps.
Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie,
car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était
ornée d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une
meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du
village était son grand aumônier. Ils l'appelaient tous monseigneur, et ils
riaient quand il faisait des contes.
Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres,
s'attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de
la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille
Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse,
appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le
précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le petit Candide
écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère.
Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait
admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur
des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau
des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles.
« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement :
car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure
fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes,
aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour
être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour
être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très
beau château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ;
et, les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute
l'année : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une
sottise ; il fallait dire que tout est au mieux. »
Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment ; car il trouvait
Mlle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne prît jamais la hardiesse de
le lui dire. Il concluait qu'après le bonheur d'être né baron de
Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était d'être Mlle Cunégonde
; le troisième, de la voir tous les jours ; et le quatrième, d'entendre
maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent
de toute la terre.
Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit bois
qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui
donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa
mère, petite brune très jolie et très docile. Comme Mlle Cunégonde avait
beaucoup de dispositions pour les sciences, elle observa, sans souffler, les
expériences réitérées dont elle fut témoin ; elle vit clairement la raison
suffisante du docteur, les effets et les causes, et s'en retourna tout
agitée, toute pensive, toute remplie du désir d'être savante, songeant
qu'elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui
pouvait aussi être la sienne.
Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit ; Candide rougit
aussi ; elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée, et Candide lui parla
sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain après le dîner, comme on sortait
de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravent ;
Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa, elle lui prit
innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune
demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière
; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s'enflammèrent, leurs genoux
tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. M. le baron de Thunder-ten-tronckh
passa auprès du paravent, et voyant cette cause et cet effet, chassa Candide
du château à grands coups de pied dans le derrière ; Cunégonde s'évanouit ;
elle fut souffletée par madame la baronne dès qu'elle fut revenue à
elle-même ; et tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des
châteaux possibles.
CHAPITRE SECOND
CE QUE DEVINT CANDIDE
PARMI LES BULGARES
Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir où,
pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent vers le plus beau
des châteaux qui renfermait la plus belle des baronnettes ; il se coucha
sans souper au milieu des champs entre deux sillons ; la neige tombait à
gros flocons. Candide, tout transi, se traîna le lendemain vers la ville
voisine, qui s'appelle Valdberghoff-trarbk-dikdorff, n'ayant point d'argent,
mourant de faim et de lassitude. Il s'arrêta tristement à la porte d'un
cabaret. Deux hommes habillés de bleu le remarquèrent : « Camarade, dit
l'un, voilà un jeune homme très bien fait, et qui a la taille requise. » Ils
s'avancèrent vers Candide et le prièrent à dîner très civilement. «
Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites
beaucoup d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon écot. -- Ah !
monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et de votre
mérite ne payent jamais rien : n'avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de
haut ? -- Oui, messieurs, c'est ma taille, dit-il en faisant la révérence.
-- Ah ! monsieur, mettez-vous à table ; non seulement nous vous défrayerons,
mais nous ne souffrirons jamais qu'un homme comme vous manque d'argent ; les
hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les autres. -- Vous avez
raison, dit Candide : c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois
bien que tout est au mieux. » On le prie d'accepter quelques écus, il les
prend et veut faire son billet ; on n'en veut point, on se met à table : «
N'aimez-vous pas tendrement ?... -- Oh ! oui, répondit-il, j'aime tendrement
Mlle Cunégonde. -- Non, dit l'un de ces messieurs, nous vous demandons si
vous n'aimez pas tendrement le roi des Bulgares. -- Point du tout, dit-il,
car je ne l'ai jamais vu. -- Comment ! c'est le plus charmant des rois, et
il faut boire à sa santé. -- Oh ! très volontiers, messieurs » ; et il boit.
« C'en est assez, lui dit-on, vous voilà l'appui, le soutien, le défenseur,
le héros des Bulgares ; votre fortune est faite, et votre gloire est
assurée. » On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au
régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette,
remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui
donne trente coups de bâton ; le lendemain il fait l'exercice un peu moins
mal, et il ne reçoit que vingt coups ; le surlendemain on ne lui en donne
que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige.
Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment il était
un héros. Il s'avisa un beau jour de printemps de s'aller promener, marchant
tout droit devant lui, croyant que c'était un privilège de l'espèce humaine,
comme de l'espèce animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il
n'eut pas fait deux lieues que voilà quatre autres héros de six pieds qui
l'atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui demanda
juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'être fustigé trente-six fois par
tout le régiment, ou de recevoir à la fois douze balles de plomb dans la
cervelle. Il eut beau dire que les volontés sont libres ; et qu'il ne
voulait ni l'un ni l'autre, il fallut faire un choix ; il se détermina, en
vertu du don de Dieu qu'on nomme liberté, à passer trente-six fois par les
baguettes ; il essuya deux promenades. Le régiment était composé de deux
mille hommes ; cela lui composa quatre mille coups de baguette, qui, depuis
la nuque du cou jusqu'au cul, lui découvrirent les muscles et les nerfs.
Comme on allait procéder à la troisième course, Candide, n'en pouvant plus,
demanda en grâce qu'on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête ; il
obtint cette faveur ; on lui bande les yeux, on le fait mettre à genoux. Le
roi des Bulgares passe dans ce moment, s'informe du crime du patient ; et
comme ce roi avait un grand génie, il comprit, par tout ce qu'il apprit de
Candide, que c'était un jeune métaphysicien, fort ignorant des choses de ce
monde, et il lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous
les journaux et dans tous les siècles. Un brave chirurgien guérit Candide en
trois semaines avec les émollients enseignés par Dioscoride, Il avait déjà
un peu de peau et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra bataille
au roi des Abares.
CHAPITRE TROISIÈME
COMMENT CANDIDE SE SAUVA
D'ENTRE LES BULGARES,
ET CE QU'IL DEVINT
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux
armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons,
formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons
renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la
mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui
en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de
la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une
trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se
cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans
son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des
causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna
d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare
que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des
vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui
tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées
après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les
derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur
donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras
et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des
Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours
marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin
hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son
bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent
quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était
riche dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne
le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le baron
avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.
Il demanda l'aumône à plusieurs graves personnages, qui lui répondirent tous
que, s'il continuait à faire ce métier, on l'enfermerait dans une maison de
correction pour lui apprendre à vivre.
Il s'adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul une heure de
suite sur la charité dans une grande assemblée. Cet orateur, le regardant de
travers, lui dit : « Que venez-vous faire ici ? y êtes-vous pour la bonne
cause ? -- Il n'y a point d'effet sans cause, répondit modestement Candide,
tout est enchaîné nécessairement et arrangé pour le mieux. Il a fallu que je
fusse chassé d'auprès de Mlle Cunégonde, que j'aie passé par les baguettes,
et il faut que je demande mon pain jusqu'à ce que je puisse en gagner ; tout
cela ne pouvait être autrement. -- Mon ami, lui dit l'orateur, croyez-vous
que le pape soit l'Antéchrist ? -- Je ne l'avais pas encore entendu dire,
répondit Candide ; mais qu'il le soit ou qu'il ne le soit pas, je manque de
pain.
-- Tu ne mérites pas d'en manger, dit l'autre ; va, coquin, va, misérable,
ne m'approche de ta vie. » La femme de l'orateur, ayant mis la tête à la
fenêtre et avisant un homme qui doutait que le pape fût antéchrist, lui
répandit sur le chef un plein... O ciel ! à quel excès se porte le zèle de
la religion dans les dames !
Un homme qui n'avait point été baptisé, un bon anabaptiste, nommé Jacques,
vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi un de ses
frères, un être à deux pieds sans plumes, qui avait une âme ; il l'amena
chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bière, lui fit présent de
deux florins, et voulut même lui apprendre à travailler dans ses
manufactures aux étoffes de Perse qu'on fabrique en Hollande. Candide, se
prosternant presque devant lui, s'écriait : « Maître Pangloss me l'avait
bien dit que tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus
touché de votre extrême générosité que de la dureté de ce monsieur à manteau
noir et de madame son épouse. »
Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de
pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers, les
dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté d'une toux violente et
crachant une dent à chaque effort.
CHAPITRE QUATRIÈME
COMMENT CANDIDE RENCONTRA
SON ANCIEN MAÎTRE DE PHILOSOPHIE,
LE DOCTEUR PANGLOSS,
ET CE QUI EN ADVINT
Candide, plus ému encore de compassion que d'horreur, donna à cet
épouvantable gueux les deux florins qu'il avait reçus de son honnête
anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement, versa des larmes, et
sauta à son cou. Candide, effrayé, recule. « Hélas ! dit le misérable à
l'autre misérable, ne reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss ? --
Qu'entends-je ? Vous, mon cher maître ! vous, dans cet état horrible ! Quel
malheur vous est-il donc arrivé ? Pourquoi n'êtes-vous plus dans le plus
beau des châteaux ? Qu'est devenue Mlle Cunégonde, la perle des filles, le
chef d'oeuvre de la nature ? -- Je n'en peux plus », dit Pangloss. Aussitôt
Candide le mena dans l'étable de l'anabaptiste, où il lui fit manger un peu
de pain ; et quand Pangloss fut refait : « Eh bien ! lui dit-il, Cunégonde ?
-- Elle est morte », reprit l'autre. Candide s'évanouit à ce mot ; son ami
rappela ses sens avec un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard
dans l'étable. Candide rouvre les yeux. « Cunégonde est morte ! Ah !
meilleur des mondes, où êtes-vous ? Mais de quelle maladie est-elle morte ?
ne serait-ce point de m'avoir vu chasser du beau château de monsieur son
père à grands coups de pied ? -- Non, dit Pangloss ; elle a été éventrée par
des soldats bulgares, après avoir été violée autant qu'on peut l'être ; ils
ont cassé la tête à monsieur le baron qui voulait la défendre ; madame la
baronne a été coupée en morceaux ; mon pauvre pupille, traité précisément
comme sa soeur ; et quant au château, il n'est pas resté pierre sur pierre,
pas une grange, pas un mouton, pas un canard, pas un arbre ; mais nous avons
été bien vengés, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie voisine
qui appartenait à un seigneur bulgare. »
A ce discours, Candide s'évanouit encore ; mais revenu à soi, et ayant dit
tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et de l'effet, et de la
raison suffisante qui avait mis Pangloss dans un si piteux état. « Hélas !
dit l'autre, c'est l'amour ; l'amour, le consolateur du genre humain, le
conservateur de l'univers, l'âme de tous les êtres sensibles, le tendre
amour. -- Hélas ! dit Candide, je l'ai connu, cet amour, ce souverain des
coeurs, cette âme de notre âme ; il ne m'a jamais valu qu'un baiser et vingt
coups de pied au cul. Comment cette belle cause a-t-elle pu produire en vous
un effet si abominable ? »
Pangloss répondit en ces termes : « O mon cher Candide ! vous avez connu
Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne ; j'ai goûté dans
ses bras les délices du paradis, qui ont produit ces tourments d'enfer dont
vous me voyez dévoré ; elle en était infectée, elle en est peut-être morte.
Paquette tenait ce présent d'un cordelier très savant, qui avait remonté à
la source ; car il l'avait eue d'une vieille comtesse, qui l'avait reçue
d'un capitaine de cavalerie, qui la devait à une marquise, qui la tenait
d'un page, qui l'avait reçue d'un jésuite, qui, étant novice, l'avait eue en
droite ligne d'un des compagnons de Christophe Colomb. Pour moi, je ne la
donnerai à personne, car je me meurs.
-- Ô Pangloss ! s'écria Candide, voilà une étrange généalogie ! n'est-ce pas
le diable qui en fut la souche ? -- Point du tout, répliqua ce grand homme ;
c'était une chose indispensable dans le meilleur des mondes, un ingrédient
nécessaire ; car si Colomb n'avait pas attrapé, dans une île de l'Amérique,
cette maladie qui empoisonne la source de la génération, qui souvent même
empêche la génération, et qui est évidemment l'opposé du grand but de la
nature, nous n'aurions ni le chocolat ni la cochenille ; il faut encore
observer que jusqu'aujourdh'ui, dans notre continent, cette maladie nous est
particulière, comme la controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les
Chinois, les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas encore ; mais il y
a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent à leur tour dans quelques
siècles. En attendant, elle a fait un merveilleux progrès parmi nous, et
surtout dans ces grandes armées composées d'honnêtes stipendiaires, bien
élevés, qui décident du destin des États ; on peut assurer que, quand trente
mille hommes combattent en bataille rangée contre des troupes égales en
nombre, il y a environ vingt mille vérolés de chaque côté.
-- Voilà qui est admirable, dit Candide, mais il faut vous faire guérir. --
Et comment le puis- je ? dit Pangloss ; je n'ai pas le sou, mon ami ; et
dans toute l'étendue de ce globe, on ne peut ni se faire saigner ni prendre
un lavement sans payer, ou sans qu'il y ait quelqu'un qui paye pour nous. »
Ce dernier discours détermina Candide ; il alla se jeter aux pieds de son
charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si touchante de
l'état où son ami était réduit que le bonhomme n'hésita pas à recueillir le
docteur Pangloss ; il le fit guérir à ses dépens. Pangloss, dans la cure, ne
perdit qu'un oeil et une oreille. Il écrivait bien et savait parfaitement
l'arithmétique. L'anabaptiste Jacques en fit son teneur de livres. Au bout
de deux mois, étant obligé d'aller à Lisbonne pour les affaires de son
commerce, il mena dans son vaisseau ses deux philosophes. Pangloss lui
expliqua comment tout était on ne peut mieux. Jacques n'était pas de cet
avis. « Il faut bien, disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la
nature, car ils ne sont point nés loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne
leur a donné ni canon de vingt-quatre ni baïonnettes, et ils se sont fait
des baïonnettes et des canons pour se détruire. Je pourrais mettre en ligne
de compte les banqueroutes, et la justice qui s'empare des biens des
banqueroutiers pour en frustrer les créanciers. -- Tout cela était
indispensable, répliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers
font le bien général, de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et
plus tout est bien. » Tandis qu'il raisonnait, l'air s'obscurcit, les vents
soufflèrent des quatre coins du monde et le vaisseau fut assailli de la plus
horrible tempête à la vue du port de Lisbonne.
CHAPITRE CINQUIÈME
TEMPÊTE, NAUFRAGE, TREMBLEMENT
DE TERRE, ET CE QUI ADVINT
DU DOCTEUR PANGLOSS, DE CANDIDE
ET DE L'ANABAPTISTE JACQUES
La moitié des passagers, affaiblis, expirants de ces angoisses inconcevables
que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et dans toutes les humeurs
du corps agitées en sens contraire, n'avait pas même la force de s'inquiéter
du danger. L'autre moitié jetait des cris et faisait des prières ; les
voiles étaient déchirées, les mâts brisés, le vaisseau entrouvert.
Travaillait qui pouvait, personne ne s'entendait, personne ne commandait.
L'anabaptiste aidait un peu à la manoeuvre ; il était sur le tillac ; un
matelot furieux le frappe rudement et l'étend sur les planches ; mais du
coup qu'il lui donna il eut lui-même une si violente secousse qu'il tomba
hors du vaisseau la tête la première. Il restait suspendu et accroché à une
partie de mât rompue. Le bon Jacques court à son secours, l'aide à remonter,
et de l'effort qu'il fit il est précipité dans la mer à la vue du matelot,
qui le laissa périr, sans daigner seulement le regarder. Candide approche,
voit son bienfaiteur qui reparaît un moment et qui est englouti pour jamais.
Il veut se jeter après lui dans la mer ; le philosophe Pangloss l'en
empêche, en lui prouvant que la rade de Lisbonne avait été formée exprès
pour que cet anabaptiste s'y noyât. Tandis qu'il le prouvait a priori, le
vaisseau s'entrouvre, tout périt à la réserve de Pangloss, de Candide, et de
ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueux anabaptiste ; le coquin
nagea heureusement jusqu'au rivage où Pangloss et Candide furent portés sur
une planche.
Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent vers Lisbonne ; il
leur restait quelque argent, avec lequel ils espéraient se sauver de la faim
après avoir échappé à la tempête.
À peine ont-ils mis le pied dans la ville en pleurant la mort de leur
bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs pas ; la mer
s'élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont à
l'ancre. Des tourbillons de flammes et de cendres couvrent les rues et les
places publiques ; les maisons s'écroulent, les toits sont renversés sur les
fondements, et les fondements se dispersent ; trente mille habitants de tout
âge et de tout sexe sont écrasés sous des ruines, Le matelot disait en
sifflant et en jurant : « Il y aura quelque chose à gagner ici. -- Quelle
peut être la raison suffisante de ce phénomène ? disait Pangloss. -- Voici
le dernier jour du monde ! » s'écriait Candide. Le matelot court incontinent
au milieu des débris, affronte la mort pour trouver de l'argent, en trouve,
s'en empare, s'enivre, et, ayant cuvé son vin, achète les faveurs de la
première fille de bonne volonté qu'il rencontre sur les ruines des maisons
détruites et au milieu des mourants et des morts. Pangloss le tirait
cependant par la manche. « Mon ami, lui disait-il, cela n'est pas bien, vous
manquez à la raison universelle, vous prenez mal votre temps. -- Tête et
sang ! répondit l'autre, je suis matelot et né à Batavia ; j'ai marché
quatre fois sur le crucifix dans quatre voyages au Japon ; tu as bien trouvé
ton homme avec ta raison universelle ! »
Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide ; il était étendu dans la
rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss : « Hélas ! procure-moi un
peu de vin et d'huile ; je me meurs. -- Ce tremblement de terre n'est pas
une chose nouvelle, répondit Pangloss ; la ville de Lima éprouva les mêmes
secousses en Amérique l'année passée ; même causes, même effets : il y a
certainement une traînée de soufre sous terre depuis Lima jusqu'à Lisbonne.
-- Rien n'est plus probable, dit Candide ; mais, pour Dieu, un peu d'huile
et de vin. -- Comment, probable ? répliqua le philosophe ; je soutiens que
la chose est démontrée. » Candide perdit connaissance, et Pangloss lui
apporta un peu d'eau d'une fontaine voisine.
Le lendemain, ayant trouvé quelques provisions de bouche en se glissant à
travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs forces. Ensuite, ils
travaillèrent comme les autres à soulager les habitants échappés à la mort.
Quelques citoyens secourus par eux leur donnèrent un aussi bon dîner qu'on
le pouvait dans un tel désastre. Il est vrai que le repas était triste ; les
convives arrosaient leur pain de leurs larmes ; mais Pangloss les consola en
les assurant que les choses ne pouvaient être autrement : « Car, dit-il,
tout ceci est ce qu'il y a de mieux. Car, s'il y a un volcan à Lisbonne, il
ne pouvait être ailleurs. Car il est impossible que les choses ne soient pas
où elles sont. Car tout est bien. »
Un petit homme noir, familier de l'Inquisition, lequel était à côté de lui,
prit poliment la parole et dit : « Apparemment que monsieur ne croit pas au
péché originel ; car, si tout est au mieux, il n'y a donc eu ni chute ni
punition.
-- Je demande très humblement pardon à Votre Excellence, répondit Pangloss
encore plus poliment, car la chute de l'homme et la malédiction entraient
nécessairement dans le meilleur des mondes possibles. -- Monsieur ne croit
donc pas à la liberté ? dit le familier. -- Votre Excellence m'excusera, dit
Pangloss ; la liberté peut subsister avec la nécessité absolue ; car il
était nécessaire que nous fussions libres ; car enfin la volonté
déterminée... » Pangloss était au milieu de sa phrase, quand le familier fit
un signe de tête à son estafier qui lui servait à boire du vin de Porto, ou
d'Oporto.
CHAPITRE SIXIÈME
COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ
POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS
DE TERRE, ET COMMENT
CANDIDE FUT FESSÉ
Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de
Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour
prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé ; il
était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques
personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret
infaillible pour empêcher la terre de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa
commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le
lard : on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple
Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec un air
d'approbation : tous deux furent menés séparément dans des appartements
d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil
; huit jours après ils furent tous deux revêtus d'un san-benito, et on orna
leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le san-benito de Candide
étaient peints de flammes renversées et de diables qui n'avaient ni queues
ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et
les flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et
entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique en
faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait ; le
Biscayen et les deux hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent
brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même
jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.
Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se
disait à lui-même : « Si c'est ici le meilleur des mondes possibles, que
sont donc les autres ? Passe encore si je n'étais que fessé, je l'ai été
chez les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss ! le plus grand des
philosophes, faut-il vous avoir vu pendre sans que je sache pourquoi ! Ô mon
cher anabaptiste, le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé
dans le port ! Ô Mlle Cunégonde ! la perle des filles, faut-il qu'on vous
ait fendu le ventre ! »
Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et béni,
lorsqu'une vieille l'aborda et lui dit :
« Mon fils, prenez courage, suivez-moi. »
CHAPITRE SEPTIÈME
COMMENT UNE VIEILLE PRIT SOIN
DE CANDIDE, ET COMMENT
IL RETROUVA CE QU'IL AIMAIT
Candide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dans une masure ;
elle lui donna un pot de pommade pour se frotter, lui laissa à manger et à
boire ; elle lui montra un petit lit assez propre ; il y avait auprès du lit
un habit complet. « Mangez, buvez, dormez, lui dit- elle, et que Notre-Dame
d'Atocha, Mgr saint Antoine de Padoue et Mgr saint Jacques de Compostelle
prennent soin de vous : je reviendrai demain. » Candide, toujours étonné de
tout ce qu'il avait vu, de tout ce qu'il avait souffert, et encore plus de
la charité de la vieille, voulut lui baiser la main. « Ce n'est pas ma main
qu'il faut baiser, dit la vieille ; je reviendrai demain. Frottez-vous de
pommade, mangez et dormez. »
Candide, malgré tant de malheurs, mangea et dormit. Le lendemain la vieille
lui apporte à déjeuner, visite son dos, le frotte elle-même d'une autre
pommade ; elle lui apporte ensuite à dîner ; elle revient sur le soir, et
apporte à souper. Le surlendemain elle fit encore les mêmes cérémonies. «
Qui êtes-vous ? lui disait toujours Candide ; qui vous a inspiré tant de
bonté ? quelles grâces puis-je vous rendre ? » La bonne femme ne répondait
jamais rien ; elle revint sur le soir et n'apporta point à souper. « Venez
avec moi, dit-elle, et ne dites mot. » Elle le prend sous le bras, et marche
avec lui dans la campagne environ un quart de mille : ils arrivent à une
maison isolée, entourée de jardins et de canaux. La vieille frappe à une
petite porte. On ouvre ; elle mène Candide, par un escalier dérobé, dans un
cabinet doré, le laisse sur un canapé de brocart, referme la porte, et s'en
va. Candide croyait rêver, et regardait toute sa vie comme un songe funeste,
et le moment présent comme un songe agréable.
La vieille reparut bientôt ; elle soutenait avec peine une femme tremblante,
d'une taille majestueuse, brillante de pierreries et couverte d'un voile. «
Ôtez ce voile », dit la vieille à Candide. Le jeune homme approche ; il lève
le voile d'une main timide. Quel moment ! quelle surprise ! il croit voir
Mlle Cunégonde ; il la voyait en effet, c'était elle-même. La force lui
manque, il ne peut proférer une parole, il tombe à ses pieds. Cunégonde
tombe sur le canapé. La vieille les accable d'eaux spiritueuses ; ils
reprennent leurs sens, ils se parlent : ce sont d'abord des mots
entrecoupés, des demandes et des réponses qui se croisent, des soupirs, des
larmes, des cris. La vieille leur recommande de faire moins de bruit, et les
laisse en liberté. « Quoi ! c'est vous, lui dit Candide, vous vivez ! Je
vous retrouve en Portugal ! On ne vous a donc pas violée ? On ne vous a
point fendu le ventre, comme le philosophe Pangloss me l'avait assuré ? --
Si fait, dit la belle Cunégonde ; mais on ne meurt pas toujours de ces deux
accidents. -- Mais votre père et votre mère ont-ils été tués ? -- Il n'est
que trop vrai, dit Cunégonde en pleurant. -- Et votre frère ? -- Mon frère a
été tué aussi. -- Et pourquoi êtes-vous en Portugal ? et comment avez-vous
su que j'y étais ? et par quelle étrange aventure m'avez-vous fait conduire
dans cette maison ? -- Je vous dirai tout cela, répliqua la dame ; mais il
faut auparavant que vous m'appreniez tout ce qui vous est arrivé depuis le
baiser innocent que vous me donnâtes et les coups de pied que vous reçûtes.
»
Candide lui obéit avec un profond respect ; et quoiqu'il fût interdit,
quoique sa voix fût faible et tremblante, quoique l'échine lui fît encore un
peu mal, il lui raconta de la manière la plus naïve tout ce qu'il avait
éprouvé depuis le moment de leur séparation. Cunégonde levait les yeux au
ciel ; elle donna des larmes à la mort du bon anabaptiste et de Pangloss ;
après quoi elle parla en ces termes à Candide, qui ne perdait pas une
parole, et qui la dévorait des yeux.
CHAPITRE HUITIÈME
HISTOIRE DE CUNÉGONDE
« J'étais dans mon lit et je dormais profondément, quand il plut au ciel
d'envoyer les Bulgares dans notre beau château de Thunder-ten-tronckh ; ils
égorgèrent mon père et mon frère, et coupèrent ma mère par morceaux. Un
grand Bulgare, haut de six pieds, voyant qu'à ce spectacle j'avais perdu
connaissance, se mit à me violer ; cela me fit revenir, je repris mes sens,
je criai, je me débattis, je mordis, j'égratignai, je voulais arracher les
yeux à ce grand Bulgare, ne sachant pas que tout ce qui arrivait dans le
château de mon père était une chose d'usage : le brutal me donna un coup de
couteau dans le flanc gauche dont je porte encore la marque. -- Hélas !
j'espère bien la voir, dit le naïf Candide. -- Vous la verrez, dit Cunégonde
; mais continuons. -- Continuez », dit Candide.
Elle reprit ainsi le fil de son histoire : « Un capitaine bulgare entra, il
me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeait pas. Le capitaine se
mit en colère du peu de respect que lui témoignait ce brutal, et le tua sur
mon corps. Ensuite il me fit panser, et m'emmena prisonnière de guerre dans
son quartier. Je blanchissais le peu de chemises qu'il avait, je faisais sa
cuisine ; il me trouvait fort jolie, il faut l'avouer ; et je ne nierai pas
qu'il ne fût très bien fait, et qu'il n'eût la peau blanche et douce ;
d'ailleurs peu d'esprit, peu de philosophie : on voyait bien qu'il n'avait
pas été élevé par le docteur Pangloss. Au bout de trois mois, ayant perdu
tout son argent et s'étant dégoûté de moi, il me vendit à un Juif nommé don
Issacar, qui trafiquait en Hollande et en Portugal, et qui aimait
passionnément les femmes. Ce Juif s'attacha beaucoup à ma personne, mais il
ne pouvait en triompher ; je lui ai mieux résisté qu'au soldat bulgare. Une
personne d'honneur peut être violée une fois, mais sa vertu s'en affermit.
Le Juif, pour m'apprivoiser, me mena dans cette maison de campagne que vous
voyez. J'avais cru jusque-là qu'il n'y avait rien sur la terre de si beau
que le château de Thunder-ten-tronckh ; j'ai été détrompée.
« Le grand inquisiteur m'aperçut un jour à la messe, il me lorgna beaucoup,
et me fit dire qu'il avait à me parler pour des affaires secrètes. Je fus
conduite à son palais ; je lui appris ma naissance ; il me représenta
combien il était au-dessous de mon rang d'appartenir à un Israélite. On
proposa de sa part à don Issacar de me céder à monseigneur. Don Issacar, qui
est le banquier de la cour et homme de crédit, n'en voulut rien faire.
L'inquisiteur le menaça d'un auto-da-fé. Enfin mon Juif, intimidé, conclut
un marché, par lequel la maison et moi leur appartiendraient à tous deux en
commun : que le Juif aurait pour lui les lundis, mercredis et le jour du
sabbat, et que l'inquisiteur aurait les autres jours de la semaine. Il y a
six mois que cette convention subsiste. Ce n'a pas été sans querelles ; car
souvent il a été indécis si la nuit du samedi au dimanche appartenait à
l'ancienne loi ou à la nouvelle. Pour moi, j'ai résisté jusqu'à présent à
toutes les deux, et je crois que c'est pour cette raison que j'ai toujours
été aimée.
« Enfin, pour détourner le fléau des tremblements de terre, et pour
intimider don Issacar, il plut à monseigneur l'inquisiteur de célébrer un
auto-da-fé. Il me fit l'honneur de m'y inviter. Je fus très bien placée ; on
servit aux dames des rafraîchissements entre la messe et l'exécution. Je
fus, à la vérité, saisie d'horreur en voyant brûler ces deux Juifs et cet
honnête Biscayen qui avait épousé sa commère ; mais quelle fut ma surprise,
mon effroi, mon trouble, quand je vis, dans un san-benito et sous une mitre,
une figure qui ressemblait à celle de Pangloss ! Je me frottai les yeux, je
regardai attentivement, je le vis pendre ; je tombai en faiblesse. À peine
reprenais-je mes sens que je vous vis dépouillé tout nu : ce fut là le
comble de l'horreur, de la consternation, de la douleur, du désespoir. Je
vous dirai, avec vérité, que votre peau est encore plus blanche et d'un
incarnat plus parfait que celle de mon capitaine des Bulgares. Cette vue
redoubla tous les sentiments qui m'accablaient, qui me dévoraient. Je
m'écriai, je voulus dire : " Arrêtez, barbares ! " mais la voix me manqua,
et mes cris auraient été inutiles. Quand vous eûtes été bien fessé : «
Comment se peut-il faire, disais-je, que l'aimable Candide et le sage
Pangloss se trouvent à Lisbonne, l'un pour recevoir cent coups de fouet, et
l'autre pour être pendu par l'ordre de monseigneur l'inquisiteur dont je
suis la bien-aimée ? Pangloss m'a donc bien cruellement trompée quand il me
disait que tout va le mieux du monde. »
« Agitée, éperdue, tantôt hors de moi-même, et tantôt prête de mourir de
faiblesse, j'avais la tête remplie du massacre de mon père, de ma mère, de
mon frère, de l'insolence de mon vilain soldat bulgare, du coup de couteau
qu'il me donna, de ma servitude, de mon métier de cuisinière, de mon
capitaine bulgare, de mon vilain don Issacar, de mon abominable inquisiteur,
de la pendaison du docteur Pangloss, de ce grand miserere en faux-bourdon
pendant lequel on vous fessait, et surtout du baiser que je vous avais donné
derrière un paravent, le jour que je vous avais vu pour la dernière fois. Je
louai Dieu qui vous ramenait à moi par tant d'épreuves. Je recommandai à ma
vieille d'avoir soin de vous, et de vous amener ici dès qu'elle le pourrait.
Elle a très bien exécuté ma commission ; j'ai goûté le plaisir inexprimable
de vous revoir, de vous entendre, de vous parler. Vous devez avoir une faim
dévorante ; j'ai grand appétit ; commençons par souper. »
Les voilà qui se mettent tous deux à table ; et après le souper, ils se
replacent sur ce beau canapé dont on a déjà parlé ; ils y étaient quand le
signor don Issacar, l'un des maîtres de la maison, arriva. C'était le jour
du sabbat. Il venait jouir de ses droits, et expliquer son tendre amour.
CHAPITRE NEUVIÈME
CE QUI ADVINT DE CUNÉGONDE,
DE CANDIDE, DU GRAND INQUISITEUR
ET D'UN JUIF
Cet Issacar était le plus colérique Hébreu qu'on eût vu dans Israël depuis
la captivité en Babylone. « Quoi ! dit-il, chienne de Galiléenne, ce n'est
pas assez de monsieur l'inquisiteur ? Il faut que ce coquin partage aussi
avec moi ? » En disant cela il tire un long poignard dont il était toujours
pourvu, et ne croyant pas que son adverse partie eût des armes, il se jette
sur Candide ; mais notre bon Westphalien avait reçu une belle épée de la
vieille avec l'habit complet. Il tire son épée, quoiqu'il eût les moeurs
fort douces, et vous étend l'Israélite roide mort sur le carreau, aux pieds
de la belle Cunégonde.
« Sainte Vierge ! s'écria-t-elle, qu'allons-nous devenir ? Un homme tué chez
moi ! si la justice vient, nous sommes perdus. -- Si Pangloss n'avait pas
été pendu, dit Candide, il nous donnerait un bon conseil dans cette
extrémité, car c'était un grand philosophe. À son défaut consultons la
vieille. » Elle était fort prudente, et commençait à dire son avis, quand
une autre petite porte s'ouvrit. Il était une heure après minuit, c'était le
commencement du dimanche. Ce jour appartenait à monseigneur l'inquisiteur.
Il entre et voit le fessé Candide l'épée à la main, un mort étendu par
terre, Cunégonde effarée, et la vieille donnant des conseils.
Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'âme de Candide, et comment il
raisonna : « Si ce saint homme appelle du secours, il me fera
infailliblement brûler ; il pourra en faire autant de Cunégonde ; il m'a
fait fouetter impitoyablement ; il est mon rival ; je suis en train de tuer,
il n'y a pas à balancer. » Ce raisonnement fut net et rapide, et sans donner
le temps à l'inquisiteur de revenir de sa surprise, il le perce d'outre en
outre, et le jette à côté du Juif. « En voici bien d'une autre, dit
Cunégonde ; il n'y a plus de rémission ; nous sommes excommuniés, notre
dernière heure est venue. Comment avez-vous fait, vous qui êtes né si doux,
pour tuer en deux minutes un Juif et un prélat ? -- Ma belle demoiselle,
répondit Candide, quand on est amoureux, jaloux et fouetté par
l'Inquisition, on ne se connaît plus. »
La vieille prit alors la parole et dit : « Il y a trois chevaux andalous
dans l'écurie, avec leurs selles et leurs brides : que le brave Candide les
prépare ; madame a des moyadors et des diamants : montons vite à cheval,
quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, et allons à Cadix ; il fait
le plus beau temps du monde, et c'est un grand plaisir de voyager pendant la
fraîcheur de la nuit. »
Aussitôt Candide selle les trois chevaux. Cunégonde, la vieille et lui font
trente milles d'une traite. Pendant qu'ils s'éloignaient, la
Sainte-Hermandad arrive dans la maison ; on enterre monseigneur dans une
belle église, et on jette Issacar à la voirie.
Candide, Cunégonde et la vieille étaient déjà dans la petite ville d'Avacéna,
au milieu des montagnes de la Sierra-Morena ; et ils parlaient ainsi dans un
cabaret.
CHAPITRE DIXIÈME
DANS QUELLE DÉTRESSE
CANDIDE, CUNÉGONDE ET LA VIEILLE
ARRIVENT À CADIX,
ET DE LEUR EMBARQUEMENT
« Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants ? disait en pleurant
Cunégonde ; de quoi vivrons-nous ? comment ferons-nous ? où trouver des
inquisiteurs et des Juifs qui m'en donnent d'autres ? -- Hélas ! dit la
vieille, je soupçonne fort un révérend père cordelier qui coucha hier dans
la même auberge que nous à Badajoz ; Dieu me garde de faire un jugement
téméraire ! mais il entra deux fois dans notre chambre, et il partit
longtemps avant nous. -- Hélas ! dit Candide, le bon Pangloss m'avait
souvent prouvé que les biens de la terre sont communs à tous les hommes, que
chacun y a un droit égal. Ce cordelier devait bien, suivant ces principes,
nous laisser de quoi achever notre voyage. Il ne vous reste donc rien du
tout, ma belle Cunégonde -- Pas un maravédis, dit-elle. -- Quel parti
prendre ? dit Candide. -- Vendons un des chevaux, dit la vieille ; je
monterai en croupe derrière mademoiselle, quoique je ne puisse me tenir que
sur une fesse, et nous arriverons à Cadix. »
Il y avait dans la même hôtellerie un prieur de bénédictins ; il acheta le
cheval bon marché. Candide, Cunégonde et la vieille passèrent par Lucena,
par Chillas, par Lebrixa, et arrivèrent enfin à Cadix. On y équipait une
flotte, et on y assemblait des troupes pour mettre à la raison les révérends
pères jésuites du Paraguay, qu'on accusait d'avoir fait révolter une de
leurs hordes contre les rois d'Espagne et de Portugal, auprès de la ville du
Saint- Sacrement. Candide, ayant servi chez les Bulgares, fit l'exercice
bulgarien devant le général de la petite armée avec tant de grâce, de
célérité, d'adresse, de fierté, d'agilité, qu'on lui donna une compagnie
d'infanterie à commander. Le voilà capitaine ; il s'embarque avec Mlle
Cunégonde, la vieille, deux valets et les deux chevaux andalous qui avaient
appartenu à M. le grand inquisiteur de Portugal.
Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beaucoup sur la philosophie du
pauvre Pangloss. « Nous allons dans un autre univers, disait Candide ; c'est
dans celui-là sans doute que tout est bien. Car il faut avouer qu'on
pourrait gémir un peu de ce qui se passe dans le nôtre en physique et en
morale. -- Je vous aime de tout mon coeur, disait Cunégonde ; mais j'ai
encore l'âme tout effarouchée de ce que j'ai vu, de ce que j'ai éprouvé. --
Tout ira bien, répliquait Candide ; la mer de ce nouveau monde vaut déjà
mieux que les mers de notre Europe ; elle est plus calme, les vents plus
constants. C'est certainement le nouveau monde qui est le meilleur des
univers possibles. -- Dieu le veuille ! disait Cunégonde ; mais j'ai été si
horriblement malheureuse dans le mien que mon coeur est presque fermé à
l'espérance. -- Vous vous plaignez, leur dit la vieille ; hélas ! vous
n'avez pas éprouvé des infortunes telles que les miennes. » Cunégonde se mit
presque à rire, et trouva cette bonne femme fort plaisante de prétendre être
plus malheureuse qu'elle. « Hélas ! lui dit-elle, ma bonne, à moins que vous
n'ayez été violée par deux Bulgares, que vous n'ayez reçu deux coups de
couteau dans le ventre, qu'on n'ait démoli deux de vos châteaux, qu'on n'ait
égorgé à vos yeux deux mères et deux pères, et que vous n'ayez vu deux de
vos amants fouettés dans un auto-da-fé, je ne vois pas que vous puissiez
l'emporter sur moi ; ajoutez que je suis née baronne avec soixante et douze
quartiers, et que j'ai été cuisinière. -- Mademoiselle, répondit la vieille,
vous ne savez pas quelle est ma naissance ; et si je vous montrais mon
derrière, vous ne parleriez pas comme vous faites, et vous suspendriez votre
jugement. » Ce discours fit naître une extrême curiosité dans l'esprit de
Cunégonde et de Candide. La vieille leur parla en ces termes.
CHAPITRE ONZIÈME
HISTOIRE DE LA VIEILLE
« Je n'ai pas eu toujours les yeux éraillés et bordés d'écarlate ; mon nez
n'a pas toujours touché à mon menton, et je n'ai pas toujours été servante.
Je suis la fille du pape Urbain X, et de la princesse de Palestrine. On
m'éleva jusqu'à quatorze ans dans un palais auquel tous les châteaux de vos
barons allemands n'auraient pas servi d'écurie ; et une de mes robes valait
mieux que toutes les magnificences de la Westphalie. Je croissais en beauté,
en grâces, en talents, au milieu des plaisirs, des respects et des
espérances. J'inspirais déjà de l'amour, ma gorge se formait ; et quelle
gorge ! blanche, ferme, taillée comme celle de la Vénus de Médicis ; et
quels yeux ! quelles paupières ! quels sourcils noirs ! quelles flammes
brillaient dans mes deux prunelles, et effaçaient la scintillation des
étoiles, comme me disaient les poètes du quartier. Les femmes qui
m'habillaient et qui me déshabillaient tombaient en extase en me regardant
par-devant et par-derrière, et tous les hommes auraient voulu être à leur
place.
« Je fus fiancée à un prince souverain de Massa-Carrara. Quel prince ! aussi
beau que moi, pétri de douceur et d'agréments, brillant d'esprit et brûlant
d'amour. Je l'aimais comme on aime pour la première fois, avec idolâtrie,
avec emportement. Les noces furent préparées. C'était une pompe, une
magnificence inouïe ; c'étaient des fêtes, des carrousels, des opera- buffa
continuels ; et toute l'Italie fit pour moi des sonnets dont il n'y eut pas
un seul de passable. Je touchais au moment de mon bonheur, quand une vieille
marquise qui avait été maîtresse de mon prince l'invita à prendre du
chocolat chez elle. Il mourut en moins de deux heures avec des convulsions
épouvantables. Mais ce n'est qu'une bagatelle. Ma mère, au désespoir, et
bien moins affligée que moi, voulut s'arracher pour quelque temps à un
séjour si funeste. Elle avait une très belle terre auprès de Gaète. Nous
nous embarquâmes sur une galère du pays, dorée comme l'autel de Saint-Pierre
de Rome. Voilà qu'un corsaire de Salé fond sur nous et nous aborde. Nos
soldats se défendirent comme des soldats du pape : ils se mirent tous à
genoux en jetant leurs armes, et en demandant au corsaire une absolution in
articulo mortis.
« Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes, et ma mère aussi, nos
filles d'honneur aussi, et moi aussi. C'est une chose admirable que la
diligence avec laquelle ces messieurs déshabillent le monde. Mais ce qui me
surprit davantage, c'est qu'ils nous mirent à tous le doigt dans un endroit
où nous autres femmes nous ne nous laissons mettre d'ordinaire que des
canules. Cette cérémonie me paraissait bien étrange : voilà comme on juge de
tout quand on n'est pas sorti de son pays. J'appris bientôt que c'était pour
voir si nous n'avions pas caché là quelques diamants : c'est un usage établi
de temps immémorial parmi les nations policées qui courent sur mer. J'ai su
que MM. les religieux chevaliers de Malte n'y manquent jamais quand ils
prennent des Turcs et des Turques ; c'est une loi du droit des gens à
laquelle on n'a jamais dérogé.
« Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune princesse d'être
menée esclave à Maroc avec sa mère. Vous concevez assez tout ce que nous
eûmes à souffrir dans le vaisseau corsaire. Ma mère était encore très belle
; nos filles d'honneur, nos simples femmes de chambre, avaient plus de
charmes qu'on n'en peut trouver dans toute l'Afrique. Pour moi, j'étais
ravissante, j'étais la beauté, la grâce même, et j'étais pucelle ; je ne le
fus pas longtemps : cette fleur qui avait été réservée pour le beau prince
de Massa-Carrara me fut ravie par le capitaine corsaire ; c'était un nègre
abominable, qui croyait encore me faire beaucoup d'honneur. Certes, il
fallait que Mme la princesse de Palestrine et moi fussions bien fortes pour
résister à tout ce que nous éprouvâmes jusqu'à notre arrivée à Maroc. Mais
passons ; ce sont des choses si communes qu'elles ne valent pas la peine
qu'on en parle.
« Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes. Cinquante fils de
l'empereur Muley- Ismaël avaient chacun leur parti : ce qui produisait en
effet cinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, de noirs contre
basanés, de basanés contre basanés, de mulâtres contre mulâtres. C'était un
carnage continuel dans toute l'étendue de l'empire.
« À peine fûmes-nous débarqués que des noirs d'une faction ennemie de celle
de mon corsaire se présentèrent pour lui enlever son butin. Nous étions,
après les diamants et l'or, ce qu'il avait de plus précieux. Je fus témoin
d'un combat tel que vous n'en voyez jamais dans vos climats d'Europe. Les
peuples septentrionaux n'ont pas le sang assez ardent. Ils n'ont pas la rage
des femmes au point où elle est commune en Afrique. Il semble que vos
Européens aient du lait dans les veines ; c'est du vitriol, c'est du feu qui
coule dans celles des habitants du mont Atlas et des pays voisins. On
combattit avec la fureur des lions, des tigres et des serpents de la
contrée, pour savoir à qui nous aurait. Un Maure saisit ma mère par le bras
droit, le lieutenant de mon capitaine la retint par le bras gauche ; un
soldat maure la prit par une jambe, un de nos pirates la tenait par l'autre.
Nos filles se trouvèrent presque toutes en un moment tirées ainsi à quatre
soldats. Mon capitaine me tenait cachée derrière lui. Il avait le cimeterre
au poing, et tuait tout ce qui s'opposait à sa rage. Enfin, je vis toutes
nos Italiennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par les monstres
qui se les disputaient. Les captifs mes compagnons, ceux qui les avaient
pris, soldats, matelots, noirs, basanés, blancs, mulâtres, et enfin mon
capitaine, tout fut tué ; et je demeurai mourante sur un tas de morts. Des
scènes pareilles se passaient, comme on sait, dans l'étendue de plus de
trois cents lieues, sans qu'on manquât aux cinq prières par jour ordonnées
par Mahomet.
« Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant de cadavres
sanglants entassés, et je me traînai sous un grand oranger au bord d'un
ruisseau voisin ; j'y tombai d'effroi, de lassitude, d'horreur, de désespoir
et de faim. Bientôt après, mes sens accablés se livrèrent à un sommeil qui
tenait plus de l'évanouissement que du repos. J'étais dans cet état de
faiblesse et d'insensibilité, entre la mort et la vie, quand je me sentis
pressée de quelque chose qui s'agitait sur mon corps. J'ouvris les yeux, je
vis un homme blanc et de bonne mine qui soupirait, et qui disait entre ses
dents : O che sciagura d'essere senza c ... !
CHAPITRE DOUZIÈME
SUITE DES MALHEURS DE LA VIEILLE
« Étonnée et ravie d'entendre la langue de ma patrie, et non moins surprise
des paroles que proférait cet homme, je lui répondis qu'il y avait de plus
grands malheurs que celui dont il se plaignait. Je l'instruisis en peu de
mots des horreurs que j'avais essuyées, et je retombai en faiblesse. Il
m'emporta dans une maison voisine, me fit mettre au lit, me fit donner à
manger, me servit, me consola, me flatta, me dit qu'il n'avait rien vu de si
beau que moi, et que jamais il n'avait tant regretté ce que personne ne
pouvait lui rendre. « Je suis né à Naples, me dit-il, on y chaponne deux ou
trois mille enfants tous les ans ; les uns en meurent, les autres acquièrent
une voix plus belle que celle des femmes, les autres vont gouverner les
États. On me fit cette opération avec un très grand succès, et j'ai été
musicien de la chapelle de Mme la princesse de Palestrine. -- De ma mère !
m'écriai-je. -- De votre mère ! s'écria-t-il en pleurant. Quoi ! vous seriez
cette jeune princesse que j'ai élevée jusqu'à l'âge de six ans, et qui
promettait déjà d'être aussi belle que vous êtes ? -- C'est moi-même ; ma
mère est à quatre cents pas d'ici, coupée en quartiers sous un tas de
morts... »
« Je lui contai tout ce qui m'était arrivé ; il me conta aussi ses
aventures, et m'apprit comment il avait été envoyé chez le roi de Maroc par
une puissance chrétienne, pour conclure avec ce monarque un traité, par
lequel on lui fournirait de la poudre, des canons et des vaisseaux, pour
l'aider à exterminer le commerce des autres chrétiens. " Ma mission est
faite, me dit cet honnête eunuque ; je vais m'embarquer à Ceuta, et je vous
ramènerai en Italie. Ma che sciagura d'essere senza c... ! "
« Je le remerciai avec des larmes d'attendrissement ; et au lieu de me mener
en Italie, il me conduisit à Alger, et me vendit au dey de cette province. À
peine fus-je vendue que cette peste qui a fait le tour de l'Afrique, de
l'Asie et de l'Europe, se déclara dans Alger avec fureur. Vous avez vu des
tremblements de terre ; mais, mademoiselle, avez-vous jamais eu la peste ?
-- Jamais, répondit la baronne.
-- Si vous l'aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu'elle est bien
au-dessus d'un tremblement de terre. Elle est fort commune en Afrique ; j'en
fus attaquée. Figurez vous quelle situation pour la fille d'un pape, âgée de
quinze ans, qui en trois mois de temps avait éprouvé la pauvreté,
l'esclavage, avait été violée presque tous les jours, avait vu couper sa
mère en quatre, avait essuyé la faim et la guerre, et mourait pestiférée
dans Alger. Je n'en mourus pourtant pas. Mais mon eunuque et le dey, et
presque tout le sérail d'Alger, périrent.
« Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste furent passés, on
vendit les esclaves du dey. Un marchand m'acheta et me mena à Tunis, il me
vendit à un autre marchand, qui me revendit à Tripoli ; de Tripoli je fus
revendue à Alexandrie, d'Alexandrie revendue à Smyrne, de Smyrne à
Constantinople. J'appartins enfin à un aga des janissaires, qui fut bientôt
commandé pour aller défendre Azof contre les Russes qui l'assiégeaient.
« L'aga, qui était un très galant homme, mena avec lui tout son sérail, et
nous logea dans un petit fort sur les Palus-Méotides, gardé par deux
eunuques noirs et vingt soldats. On tua prodigieusement de Russes, mais ils
nous le rendirent bien. Azof fut mis à feu et à sang, et on ne pardonna ni
au sexe ni à l'âge ; il ne resta que notre petit fort ; les ennemis
voulurent nous prendre par famine. Les vingt janissaires avaient juré de ne
se jamais rendre. Les extrémités de la faim où ils furent réduits les
contraignirent à manger nos deux eunuques, de peur de violer leur serment.
Au bout de quelques jours, ils résolurent de manger les femmes.
« Nous avions un iman très pieux et très compatissant, qui leur fit un beau
sermon par lequel il leur persuada de ne nous pas tuer tout à fait. «
Coupez, dit-il, seulement une fesse à chacune de ces dames, vous ferez très
bonne chère ; s'il faut y revenir, vous en aurez encore autant dans quelques
jours ; le ciel vous saura gré d'une action si charitable, et vous serez
secourus. »
« Il avait beaucoup d'éloquence ; il les persuada. On nous fit cette
horrible opération. L'iman nous appliqua le même baume qu'on met aux enfants
qu'on vient de circoncire. Nous étions toutes à la mort.
« À peine les janissaires eurent-ils fait le repas que nous leur avions
fourni que les Russes arrivent sur des bateaux plats ; il ne réchappa pas un
janissaire. Les Russes ne firent aucune attention à l'état où nous étions.
Il y a partout des chirurgiens français : un d'eux, qui était fort adroit,
prit soin de nous ; il nous guérit, et je me souviendrai toute ma vie que,
quand les plaies furent bien fermées, il me fit des propositions. Au reste,
il nous dit à toutes de nous consoler ; il nous assura que dans plusieurs
sièges pareille chose était arrivée, et que c'était la loi de la guerre.
« Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller à Moscou. J'échus
en partage à un boyard qui me fit sa jardinière, et qui me donnait vingt
coups de fouet par jour. Mais ce seigneur ayant été roué au bout de deux ans
avec une trentaine de boyards pour quelque tracasserie de cour, je profitai
de cette aventure ; je m'enfuis ; je traversai toute la Russie ; je fus
longtemps servante de cabaret à Riga, puis à Rostock, à Vismar, à Leipsick,
à Cassel, à Utrecht, à Leyde, à La Haye, à Rotterdam : j'ai vieilli dans la
misère et dans l'opprobre, n'ayant que la moitié d'un derrière, me souvenant
toujours que j'étais fille d'un pape ; je voulus cent fois me tuer, mais
j'aimais encore la vie. Cette faiblesse ridicule est peut-être un de nos
penchants les plus funestes ; car y a t-il rien de plus sot que de vouloir
porter continuellement un fardeau qu'on veut toujours jeter par terre ?
d'avoir son être en horreur, et de tenir à son être ? enfin de caresser le
serpent qui nous dévore, jusqu'à ce qu'il nous ait mangé le coeur ?
« J'ai vu dans les pays que le sort m'a fait parcourir, et dans les cabarets
où j'ai servi, un nombre prodigieux de personnes qui avaient leur existence
en exécration ; mais je n'en ai vu que douze qui aient mis volontairement
fin à leur misère : trois nègres, quatre Anglais, quatre Genevois et un
professeur allemand nommé Robeck. J'ai fini par être servante chez le Juif
don Issacar ; il me mit auprès de vous, ma belle demoiselle ; je me suis
attachée à votre destinée, et j'ai été plus occupée de vos aventures que des
miennes. Je ne vous aurais même jamais parlé de mes malheurs, si vous ne
m'aviez pas un peu piquée, et s'il n'était d'usage dans un vaisseau de
conter des histoires pour se désennuyer. Enfin, mademoiselle, j'ai de
l'expérience, je connais le monde ; donnez-vous un plaisir, engagez chaque
passager à vous conter son histoire ; et s'il s'en trouve un seul qui n'ait
souvent maudit sa vie, qui ne se soit souvent dit à lui-même qu'il était le
plus malheureux des hommes, jetez-moi dans la mer la tête la première. »
CHAPITRE TREIZIÈME
COMMENT CANDIDE FUT OBLIGÉ
DE SE SÉPARER DE LA BELLE CUNÉGONDE
ET DE LA VIEILLE
La belle Cunégonde, ayant entendu l'histoire de la vieille, lui fit toutes
les politesses qu'on devait à une personne de son rang et de son mérite.
Elle accepta la proposition ; elle engagea tous les passagers l'un après
l'autre à lui conter leurs aventures. Candide et elle avouèrent que la
vieille avait raison. « C'est bien dommage, disait Candide, que le sage
Pangloss ait été pendu contre la coutume dans un auto-da-fé ; il nous dirait
des choses admirables sur le mal physique et sur le mal moral qui couvrent
la terre et la mer et je me sentirais assez de force pour oser lui faire
respectueusement quelques objections. »
À mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseau avançait. On aborda
dans Buenos- Ayres. Cunégonde, le capitaine Candide et la vieille allèrent
chez le gouverneur Don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y
Lampourdos, y Souza. Ce seigneur avait une fierté convenable à un homme qui
portait tant de noms. Il parlait aux hommes avec le dédain le plus noble,
portant le nez si haut, élevant si impitoyablement la voix, prenant un ton
si imposant, affectant une démarche si altière, que tous ceux qui le
saluaient étaient tentés de le battre. Il aimait les femmes à la fureur.
Cunégonde lui parut ce qu'il avait jamais vu de plus beau. La première chose
qu'il fit fut de demander si elle n'était point la femme du capitaine. L'air
dont il fit cette question alarma Candide : il n'osa pas dire qu'elle était
sa femme, parce qu'en effet elle ne l'était point ; il n'osait pas dire que
c'était sa soeur, parce qu'elle ne l'était pas non plus ; et quoique ce
mensonge officieux eût été autrefois très à la mode chez les anciens, et
qu'il pût être utile aux modernes, son âme était trop pure pour trahir la
vérité. « Mlle Cunégonde, dit-il, doit me faire l'honneur de m'épouser, et
nous supplions Votre Excellence de daigner faire notre noce. »
Don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza,
relevant sa moustache, sourit amèrement, et ordonna au capitaine Candide
d'aller faire la revue de sa compagnie. Candide obéit ; le gouverneur
demeura avec Mlle Cunégonde. Il lui déclara sa passion, lui protesta que le
lendemain il l'épouserait à la face de l'Église, ou autrement, ainsi qu'il
plairait à ses charmes. Cunégonde lui demanda un quart d'heure pour se
recueillir, pour consulter la vieille et pour se déterminer.
La vieille dit à Cunégonde : « Mademoiselle, vous avez soixante et douze
quartiers, et pas une obole ; il ne tient qu'à vous d'être la femme du plus
grand seigneur de l'Amérique méridionale, qui a une très belle moustache ;
est-ce à vous de vous piquer d'une fidélité à toute épreuve ? Vous avez été
violée par les Bulgares ; un Juif et un inquisiteur ont eu vos bonnes grâces
: les malheurs donnent des droits. J'avoue que, si j'étais à votre place, je
ne ferais aucun scrupule d'épouser monsieur le gouverneur et de faire la
fortune de M. le capitaine Candide. » Tandis que la vieille parlait avec
toute la prudence que l'âge et l'expérience donnent, on vit entrer dans le
port un petit vaisseau ; il portait un alcade et des alguazils, et voici ce
qui était arrivé.
La vieille avait très bien deviné que ce fut un cordelier à la grande manche
qui vola l'argent et les bijoux de Cunégonde dans la ville de Badajoz,
lorsqu'elle fuyait en hâte avec Candide. Ce moine voulut vendre
quelques-unes des pierreries à un joaillier. Le marchand les reconnut pour
celles du grand inquisiteur. Le cordelier, avant d'être pendu, avoua qu'il
les avait volées ; il indiqua les personnes et la route qu'elles prenaient.
La fuite de Cunégonde et de Candide était déjà connue. On les suivit à Cadix
; on envoya sans perdre temps un vaisseau à leur poursuite. Le vaisseau
était déjà dans le port de Buenos-Ayres. Le bruit se répandit qu'un alcade
allait débarquer, et qu'on poursuivait les meurtriers de monseigneur le
grand inquisiteur. La prudente vieille vit dans l'instant tout ce qui était
à faire. « Vous ne pouvez fuir, dit-elle à Cunégonde, et vous n'avez rien à
craindre ; ce n'est pas vous qui avez tué monseigneur ; et d'ailleurs le
gouverneur, qui vous aime, ne souffrira pas qu'on vous maltraite ; demeurez.
» Elle court sur-le-champ à Candide : « Fuyez, dit-elle, ou dans une heure
vous allez être brûlé » Il n'y avait pas un moment à perdre ; mais comment
se séparer de Cunégonde, et où se réfugier ?
CHAPITRE QUATORZIÈME
COMMENT CANDIDE ET CACAMBO
FURENT REÇUS
CHEZ LES JÉSUITES DU PARAGUAY
Candide avait amené de Cadix un valet tel qu'on en trouve beaucoup sur les
côtes d'Espagne et dans les colonies. C'était un quart d'Espagnol, né d'un
métis dans le Tucuman ; il avait été enfant de choeur, sacristain, matelot,
moine, facteur, soldat, laquais. Il s'appelait Cacambo, et aimait fort son
maître parce que son maître était un fort bon homme. Il sella au plus vite
les deux chevaux andalous. « Allons, mon maître, suivons le conseil de la
vieille ; partons, et courons sans regarder derrière nous. » Candide versa
des larmes. « O ma chère Cunégonde ! faut-il vous abandonner dans le temps
que monsieur le gouverneur va faire nos noces ! Cunégonde amenée de si loin,
que deviendrez-vous ? -- Elle deviendra ce qu'elle pourra, dit Cacambo ; les
femmes ne sont jamais embarrassées d'elles ; Dieu y pourvoit ; courons. --
Où me mènes-tu ? où allons-nous ? que ferons-nous sans Cunégonde ? disait
Candide. -- Par saint Jacques de Compostelle, dit Cacambo, vous alliez faire
la guerre aux jésuites ; allons la faire pour eux : je sais assez les
chemins, je vous mènerai dans leur royaume, ils seront charmés d'avoir un
capitaine qui fasse l'exercice à la bulgare ; vous ferez une fortune
prodigieuse ; quand on n'a pas son compte dans un monde, on le trouve dans
un autre. C'est un très grand plaisir de voir et de faire des choses
nouvelles.
-- Tu as donc été déjà dans le Paraguay ? dit Candide. -- Eh vraiment oui !
dit Cacambo ; j'ai été cuistre dans le collège de l'Assomption, et je
connais le gouvernement de Los Padres comme je connais les rues de Cadix.
C'est une chose admirable que ce gouvernement. Le royaume a déjà plus de
trois cents lieues de diamètre ; il est divisé en trente provinces. Los
Padres y ont tout, et les peuples rien ; c'est le chef-d'oeuvre de la raison
et de la justice. Pour moi, je ne vois rien de si divin que Los Padres, qui
font ici la guerre au roi d'Espagne et au roi de Portugal, et qui en Europe
confessent ces rois ; qui tuent ici des Espagnols, et qui à Madrid les
envoient au ciel : cela me ravit ; avançons ; vous allez être le plus
heureux de tous les hommes. Quel plaisir auront Los Padres quand ils sauront
qu'il leur vient un capitaine qui sait l'exercice bulgare ! »
Dès qu'ils furent arrivés à la première barrière, Cacambo dit à la garde
avancée qu'un capitaine demandait à parler à monseigneur le commandant. On
alla avertir la grande garde. Un officier paraguain courut aux pieds du
commandant lui donner part de la nouvelle. Candide et Cacambo furent d'abord
désarmés ; on se saisit de leurs deux chevaux andalous. Les deux étrangers
sont introduits au milieu de deux files de soldats ; le commandant était au
bout, le bonnet à trois cornes en tête, la robe retroussée, l'épée au côté,
l'esponton à la main. Il fit un signe ; aussitôt vingt-quatre soldats
entourent les deux nouveaux venus. Un sergent leur dit qu'il faut attendre,
que le commandant ne peut leur parler, que le révérend père provincial ne
permet pas qu'aucun Espagnol ouvre la bouche qu'en sa présence, et demeure
plus de trois heures dans le pays. « Et où est le révérend père provincial ?
dit Cacambo. -- Il est à la parade après avoir dit sa messe, répondit le
sergent ; et vous ne pourrez baiser ses éperons que dans trois heures. --
Mais, dit Cacambo, monsieur le capitaine, qui meurt de faim comme moi, n'est
point espagnol, il est allemand ; ne pourrions-nous point déjeuner en
attendant Sa Révérence ? »
Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce discours au commandant. «
Dieu soit béni ! dit ce seigneur ; puisqu'il est allemand, je peux lui
parler ; qu'on le mène dans ma feuillée. » Aussitôt on conduit Candide dans
un cabinet de verdure orné d'une très jolie colonnade de marbre vert et or,
et de treillages qui renfermaient des perroquets, des colibris, des oiseaux-
mouches, des pintades, et tous les oiseaux les plus rares. Un excellent
déjeuner était préparé dans des vases d'or ; et tandis que les Paraguains
mangèrent du maïs dans des écuelles de bois, en plein champ, à l'ardeur du
soleil, le révérend père commandant entra dans la feuillée.
C'était un très beau jeune homme, le visage plein, assez blanc, haut en
couleur, le sourcil relevé, l'oeil vif, l'oreille rouge, les lèvres
vermeilles, l'air fier, mais d'une fierté qui n'était ni celle d'un Espagnol
ni celle d'un jésuite. On rendit à Candide et à Cacambo leurs armes, qu'on
leur avait saisies, ainsi que les deux chevaux andalous ; Cacambo leur fit
manger l'avoine auprès de la feuillée, ayant toujours l'oeil sur eux,
crainte de surprise.
Candide baisa d'abord le bas de la robe du commandant, ensuite ils se mirent
à table. « Vous êtes donc allemand ? lui dit le jésuite en cette langue. --
Oui, mon Révérend Père », dit Candide. L'un et l'autre, en prononçant ces
paroles, se regardaient avec une extrême surprise et une émotion dont ils
n'étaient pas les maîtres. « Et de quel pays d'Allemagne êtes-vous ? dit le
jésuite. -- De la sale province de Westphalie, dit Candide : je suis né dans
le château de Thunder-ten-tronckh. -- Ô ciel ! est il possible ? s'écria le
commandant. -- Quel miracle ! s'écria Candide. -- Serait-ce vous ? dit le
commandant. -- Cela n'est pas possible », dit Candide. Ils se laissent
tomber tous deux à la renverse, ils s'embrassent, ils versent des ruisseaux
de larmes. « Quoi ! serait-ce vous, mon Révérend Père ? vous, le frère de la
belle Cunégonde ! vous, qui fûtes tué par les Bulgares ! vous, le fils de
monsieur le baron ! vous, jésuite au Paraguay ! Il faut avouer que ce monde
est une étrange chose. Ô Pangloss ! Pangloss ! que vous seriez aise si vous
n'aviez pas été pendu ! »
Le commandant fit retirer les esclaves nègres et les Paraguains qui
servaient à boire dans des gobelets de cristal de roche. Il remercia Dieu et
saint Ignace mille fois ; il serrait Candide entre ses bras ; leurs visages
étaient baignés de pleurs. « Vous seriez bien plus étonné, plus attendri,
plus hors de vous-même, dit Candide, si je vous disais que Mlle Cunégonde,
votre soeur, que vous avez crue éventrée, est pleine de santé. -- Où ? --
Dans votre voisinage, chez M. le gouverneur de Buenos-Ayres ; et je venais
pour vous faire la guerre. » Chaque mot qu'ils prononcèrent dans cette
longue conversation accumulait prodige sur prodige. Leur âme tout entière
volait sur leur langue, était attentive dans leurs oreilles et étincelante
dans leurs yeux. Comme ils étaient allemands, ils tinrent table longtemps,
en attendant le révérend père provincial ; et le commandant parla ainsi à
son cher Candide.
CHAPITRE QUINZIÈME
COMMENT CANDIDE TUA LE FRÈRE
DE SA CHÈRE CUNÉGONDE
« J'aurai toute ma vie présent à la mémoire le jour horrible où je vis tuer
mon père et ma mère, et violer ma soeur. Quand les Bulgares furent retirés,
on ne trouva point cette soeur adorable, et on mit dans une charrette ma
mère, mon père et moi, deux servantes et trois petits garçons égorgés, pour
nous aller enterrer dans une chapelle de jésuites, à deux lieues du château
de mes pères. Un jésuite nous jeta de l'eau bénite ; elle était horriblement
salée ; il en entra quelques gouttes dans mes yeux ; le père s'aperçut que
ma paupière faisait un petit mouvement : il mit la main sur mon coeur et le
sentit palpiter ; je fus secouru, et, au bout de trois semaines, il n'y
paraissait pas. Vous savez, mon cher Candide, que j'étais fort joli, je le
devins encore davantage ; aussi le révérend père Croust, supérieur de la
maison, prit pour moi la plus tendre amitié ; il me donna l'habit de novice
; quelque temps après je fus envoyé à Rome. Le père général avait besoin
d'une recrue de jeunes jésuites allemands. Les souverains du Paraguay
reçoivent le moins qu'ils peuvent de jésuites espagnols ; ils aiment mieux
les étrangers, dont ils se croient plus maîtres. Je fus jugé propre par le
révérend père général pour aller travailler dans cette vigne. Nous partîmes,
un Polonais, un Tyrolien et moi. Je fus honoré, en arrivant, du
sous-diaconat et d'une lieutenance ; je suis aujourd'hui colonel et prêtre.
Nous recevrons vigoureusement les troupes du roi d'Espagne ; je vous réponds
qu'elles seront excommuniées et battues. La Providence vous envoie ici pour
nous seconder. Mais est-il bien vrai que ma chère soeur Cunégonde soit dans
le voisinage, chez le gouverneur de Buenos-Ayres ? » Candide l'assura par
serment que rien n'était plus vrai. Leurs larmes recommencèrent à couler.
Le baron ne pouvait se lasser d'embrasser Candide, il l'appelait son frère,
son sauveur. « Ah ! peut-être, lui dit-il, nous pourrons ensemble, mon cher
Candide, entrer en vainqueurs dans la ville, et reprendre ma soeur
Cunégonde. -- C'est tout ce que je souhaite, dit Candide ; car je comptais
l'épouser, et je l'espère encore. -- Vous, insolent ! répondit le baron,
vous auriez l'impudence d'épouser ma soeur qui a soixante et douze quartiers
! Je vous trouve bien effronté d'oser me parler d'un dessein si téméraire !
» Candide, pétrifié d'un tel discours, lui répondit : « Mon Révérend Père,
tous les quartiers du monde n'y font rien ; j'ai tiré votre soeur des bras
d'un Juif et d'un inquisiteur ; elle m'a assez d'obligations, elle veut
m'épouser. Maître Pangloss m'a toujours dit que les hommes sont égaux, et
assurément je l'épouserai. -- C'est ce que nous verrons, coquin ! » dit le
jésuite baron de Thunder-ten-tronckh, et en même temps il lui donna un grand
coup du plat de son épée sur le visage. Candide dans l'instant tire la
sienne et l'enfonce jusqu'à la garde dans le ventre du baron jésuite ; mais,
en la retirant toute fumante, il se mit à pleurer : « Hélas ! mon Dieu,
dit-il, j'ai tué mon ancien maître, mon ami, mon beau-frère ; je suis le
meilleur homme du monde, et voilà déjà trois hommes que je tue ; et dans ces
trois il y a deux prêtres. »
Cacambo, qui faisait sentinelle à la porte de la feuillée, accourut. « Il ne
nous reste qu'à vendre cher notre vie, lui dit son maître : on va sans doute
entrer dans la feuillée, il faut mourir les armes à la main. » Cacambo, qui
en avait vu bien d'autres, ne perdit point la tête ; il prit la robe de
jésuite que portait le baron, la mit sur le corps de Candide, lui donna le
bonnet carré du mort, et le fit monter à cheval. Tout cela se fit en un clin
d'oeil. « Galopons, mon maître ; tout le monde vous prendra pour un jésuite
qui va donner des ordres ; et nous aurons passé les frontières avant qu'on
puisse courir après nous. » Il volait déjà en prononçant ces paroles, et en
criant en espagnol : « Place, place pour le révérend père colonel. »
CHAPITRE SEIZIÈME
CE QUI ADVINT AUX DEUX VOYAGEURS
AVEC DEUX FILLES, DEUX SINGES
ET LES SAUVAGES NOMMÉS OREILLONS
Candide et son valet furent au-delà des barrières, et personne ne savait
encore dans le camp la mort du jésuite allemand. Le vigilant Cacambo avait
eu soin de remplir sa valise de pain, de chocolat, de jambon, de fruits et
de quelques mesures de vin. Ils s'enfoncèrent avec leurs chevaux andalous
dans un pays inconnu, où ils ne découvrirent aucune route. Enfin une belle
prairie entrecoupée de ruisseaux se présenta devant eux. Nos deux voyageurs
font repaître leurs montures. Cacambo propose à son maître de manger, et lui
en donne l'exemple. « Comment veux-tu, disait Candide, que je mange du
jambon, quand j'ai tué le fils de monsieur le baron, et que je me vois
condamné à ne revoir la belle Cunégonde de ma vie ? à quoi me servira de
prolonger mes misérables jours, puisque je dois les traîner loin d'elle dans
les remords et dans le désespoir ? et que dira le journal de Trévoux ? »
En parlant ainsi, il ne laissait pas de manger. Le soleil se couchait. Les
deux égarés entendirent quelques petits cris qui paraissaient poussés par
des femmes. Ils ne savaient si ces cris étaient de douleur ou de joie ; mais
ils se levèrent précipitamment avec cette inquiétude et cette alarme que
tout inspire dans un pays inconnu. Ces clameurs partaient de deux filles
toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux
singes les suivaient en leur mordant les fesses. Candide fut touché de pitié
; il avait appris à tirer chez les Bulgares, et il aurait abattu une
noisette dans un buisson sans toucher aux feuilles. Il prend son fusil
espagnol à deux coups, tire, et tue les deux singes. « Dieu soit loué, mon
cher Cacambo ! j'ai délivré d'un grand péril ces deux pauvres créatures ; si
j'ai commis un péché en tuant un inquisiteur et un jésuite, je l'ai bien
réparé en sauvant la vie à deux filles. Ce sont peut-être deux demoiselles
de condition, et cette aventure nous peut procurer de très grands avantages
dans le pays. »
Il allait continuer, mais sa langue devint percluse quand il vit ces deux
filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en larmes sur leurs
corps et remplir l'air des cris les plus douloureux. « Je ne m'attendais pas
à tant de bonté d'âme », dit-il enfin à Cacambo ; lequel lui répliqua : «
Vous avez fait là un beau chef-d'oeuvre, mon maître ; vous avez tué les deux
amants de ces demoiselles. -- Leurs amants ! serait-il possible ? vous vous
moquez de moi, Cacambo ; le moyen de vous croire ? -- Mon cher maître,
reprit Cacambo, vous êtes toujours étonné de tout ; pourquoi trouvez-vous si
étrange que dans quelques pays il y ait des singes qui obtiennent les bonnes
grâces des dames ? Ils sont des quarts d'hommes, comme je suis un quart
d'Espagnol. -- Hélas ! reprit Candide, je me souviens d'avoir entendu dire à
maître Pangloss qu'autrefois pareils accidents étaient arrivés, et que ces
mélanges avaient produit des égipans, des faunes, des satyres ; que
plusieurs grands personnages de l'antiquité en avaient vu ; mais je prenais
cela pour des fables. -- Vous devez être convaincu à présent, dit Cacambo,
que c'est une vérité, et vous voyez comment en usent les personnes qui n'ont
pas reçu une certaine éducation ; tout ce que je crains, c'est que ces dames
ne nous fassent quelque méchante affaire. »
Ces réflexions solides engagèrent Candide à quitter la prairie et à
s'enfoncer dans un bois. Il y soupa avec Cacambo ; et tous deux, après avoir
maudit l'inquisiteur de Portugal, le gouverneur de Buenos-Ayres et le baron,
s'endormirent sur de la mousse. À leur réveil, ils sentirent qu'ils ne
pouvaient remuer ; la raison en était que pendant la nuit les Oreillons,
habitants du pays, à qui les deux dames les avaient dénoncés, les avaient
garrottés avec des cordes d'écorce d'arbre. Ils étaient entourés d'une
cinquantaine d'Oreillons tout nus, armés de flèches, de massues et de haches
de caillou : les uns faisaient bouillir une grande chaudière ; les autres
préparaient des broches, et tous criaient : « C'est un jésuite, c'est un
jésuite ! nous serons vengés, et nous ferons bonne chère ; mangeons du
jésuite, mangeons du jésuite ! »
« Je vous l'avais bien dit, mon cher maître, s'écria tristement Cacambo, que
ces deux filles nous joueraient d'un mauvais tour. » Candide, apercevant la
chaudière et les broches, s'écria : « Nous allons certainement être rôtis ou
bouillis. Ah ! que dirait maître Pangloss, s'il voyait comme la pure nature
est faite ? Tout est bien ; soit, mais j'avoue qu'il est bien cruel d'avoir
perdu Mlle Cunégonde et d'être mis à la broche par des Oreillons » Cacambo
ne perdait jamais la tête. « Ne désespérez de rien, dit-il au désolé Candide
; j'entends un peu le jargon de ces peuples, je vais leur parler. -- Ne
manquez pas, dit Candide, de leur représenter quelle est l'inhumanité
affreuse de faire cuire des hommes, et combien cela est peu chrétien. »
« Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger aujourd'hui un jésuite :
c'est très bien fait ; rien n'est plus juste que de traiter ainsi ses
ennemis. En effet le droit naturel nous enseigne à tuer notre prochain, et
c'est ainsi qu'on en agit dans toute la terre. Si nous n'usons pas du droit
de le manger, c'est que nous avons d'ailleurs de quoi faire bonne chère ;
mais vous n'avez pas les mêmes ressources que nous ; certainement il vaut
mieux manger ses ennemis que d'abandonner aux corbeaux et aux corneilles le
fruit de sa victoire. Mais, messieurs, vous ne voudriez pas manger vos amis.
Vous croyez aller mettre un jésuite en broche, et c'est votre défenseur,
c'est l'ennemi de vos ennemis que vous allez rôtir. Pour moi, je suis né
dans votre pays ; monsieur que vous voyez est mon maître, et, bien loin
d'être jésuite, il vient de tuer un jésuite, il en porte les dépouilles :
voilà le sujet de votre méprise. Pour vérifier ce que je vous dis, prenez sa
robe, portez-la à la première barrière du royaume de Los Padres ;
informez-vous si mon maître n'a pas tué un officier jésuite. Il vous faudra
peu de temps ; vous pourrez toujours nous manger si vous trouvez que je vous
ai menti. Mais, si je vous ai dit la vérité, vous connaissez trop les
principes du droit public, les moeurs et les lois, pour ne nous pas faire
grâce. »
Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable ; ils députèrent deux
notables pour aller en diligence s'informer de la vérité ; les deux députés
s'acquittèrent de leur commission en gens d'esprit, et revinrent bientôt
apporter de bonnes nouvelles. Les Oreillons délièrent leurs deux
prisonniers, leur firent toutes sortes de civilités, leur offrirent des
filles, leur donnèrent des rafraîchissements, et les reconduisirent
jusqu'aux confins de leurs États, en criant avec allégresse : « Il n'est
point jésuite, il n'est point jésuite ! »
Candide ne se lassait point d'admirer le sujet de sa délivrance. « Quel
peuple ! disait-il, quels hommes ! quelles moeurs ! Si je n'avais pas eu le
bonheur de donner un grand coup d'épée au travers du corps du frère de Mlle
Cunégonde, j'étais mangé sans rémission. Mais, après tout, la pure nature
est bonne, puisque ces gens-ci, au lieu de me manger, m'ont fait mille
honnêtetés dès qu'ils ont su que je n'étais pas jésuite. »
CHAPITRE DIX-SEPTIÈME
ARRIVÉE DE CANDIDE ET DE SON VALET
AU PAYS D'ELDORADO,
ET CE QU'ILS Y VIRENT
Quand ils furent aux frontières des Oreillons : « Vous voyez, dit Cacambo à
Candide, que cet hémisphère-ci ne vaut pas mieux que l'autre : croyez-moi,
retournons en Europe par le plus court. -- Comment y retourner ? dit
Candide, et où aller ? Si je vais dans mon pays, les Bulgares et les Abares
y égorgent tout ; si je retourne en Portugal, j'y suis brûlé ; si nous
restons dans ce pays-ci, nous risquons à tout moment d'être mis en broche.
Mais comment se résoudre à quitter la partie du monde que Mlle Cunégonde
habite ?
-- Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo : nous y trouverons des Français,
qui vont par tout le monde ; ils pourront nous aider. Dieu aura peut-être
pitié de nous. »
Il n'était pas facile d'aller à la Cayenne : ils savaient bien à peu près de
quel côté il fallait marcher ; mais des montagnes, des fleuves, des
précipices, des brigands, des sauvages, étaient partout de terribles
obstacles. Leurs chevaux moururent de fatigue ; leurs provisions furent
consumées ; ils se nourrirent un mois entier de fruits sauvages, et se
trouvèrent enfin auprès d'une petite rivière bordée de cocotiers, qui
soutinrent leur vie et leurs espérances.
Cacambo, qui donnait toujours d'aussi bons conseils que la vieille, dit à
Candide : « Nous n'en pouvons plus, nous avons assez marché ; j'aperçois un
canot vide sur le rivage, emplissons-le de cocos, jetons-nous dans cette
petite barque, laissons-nous aller au courant ; une rivière mène toujours à
quelque endroit habité. Si nous ne trouvons pas des choses agréables, nous
trouverons du moins des choses nouvelles. -- Allons, dit Candide,
recommandons-nous à la Providence. »
Ils voguèrent quelques lieues entre des bords tantôt fleuris, tantôt arides,
tantôt unis, tantôt escarpés. La rivière s'élargissait toujours ; enfin elle
se perdait sous une voûte de rochers épouvantables qui s'élevaient jusqu'au
ciel. Les deux voyageurs eurent la hardiesse de s'abandonner aux flots sous
cette voûte. Le fleuve, resserré en cet endroit, les porta avec une rapidité
et un bruit horrible. Au bout de vingt-quatre heures ils revirent le jour ;
mais leur canot se fracassa contre les écueils ; il fallut se traîner de
rocher en rocher pendant une lieue entière ; enfin ils découvrirent un
horizon immense, bordé de montagnes inaccessibles. Le pays était cultivé
pour le plaisir comme pour le besoin ; partout l'utile était agréable. Les
chemins étaient couverts ou plutôt ornés de voitures d'une forme et d'une
matière brillante, portant des hommes et des femmes d'une beauté singulière,
traînés rapidement par de gros moutons rouges qui surpassaient en vitesse
les plus beaux chevaux d'Andalousie, de Tétuan et de Méquinez.
« Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que la Westphalie. »
Il mit pied à terre avec Cacambo auprès du premier village qu'il rencontra.
Quelques enfants du village, couverts de brocarts d'or tout déchirés,
jouaient au palet à l'entrée du bourg ; nos deux hommes de l'autre monde
s'amusèrent à les regarder : leurs palets étaient d'assez larges pièces
rondes, jaunes, rouges, vertes, qui jetaient un éclat singulier. Il prit
envie aux voyageurs d'en ramasser quelques-uns ; c'était de l'or, c'était
des émeraudes, des rubis, dont le moindre aurait été le plus grand ornement
du trône du Mogol. « Sans doute, dit Cacambo, ces enfants sont les fils du
roi du pays qui jouent au petit palet. » Le magister du village parut dans
ce moment pour les faire rentrer à l'école. « Voilà, dit Candide, le
précepteur de la famille royale. »
Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, en laissant à terre leurs
palets et tout ce qui avait servi à leurs divertissements. Candide les
ramasse, court au précepteur, et les lui présente humblement, lui faisant
entendre par signes que Leurs Altesses Royales avaient oublié leur or et
leurs pierreries. Le magister du village, en souriant, les jeta par terre,
regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup de surprise, et
continua son chemin.
Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l'or, les rubis et les
émeraudes. « Où sommes-nous ? s'écria Candide ; il faut que les enfants des
rois de ce pays soient bien élevés, puisqu'on leur apprend à mépriser l'or
et les pierreries. » Cacambo était aussi surpris que Candide. Ils
approchèrent enfin de la première maison du village ; elle était bâtie comme
un palais d'Europe. Une foule de monde s'empressait à la porte, et encore
plus dans le logis. Une musique très agréable se faisait entendre, et une
odeur délicieuse de cuisine se faisait sentir. Cacambo s'approcha de la
porte, et entendit qu'on parlait péruvien ; c'était sa langue maternelle :
car tout le monde sait que Cacambo était né au Tucuman, dans un village où
l'on ne connaissait que cette langue. « Je vous servirai d'interprète,
dit-il à Candide ; entrons, c'est ici un cabaret. » Aussitôt deux garçons et
deux filles de l'hôtellerie, vêtus de drap d'or, et les cheveux renoués avec
des rubans, les invitent à se mettre à la table de l'hôte. On servit quatre
potages garnis chacun de deux perroquets, un contour bouilli qui pesait deux
cents livres, deux singes rôtis d'un goût excellent, trois cents colibris
dans un plat, et six cents oiseaux-mouches dans un autre ; des ragoûts
exquis, des pâtisseries délicieuses ; le tout dans des plats d'une espèce de
cristal de roche. Les garçons et les filles de l'hôtellerie versaient
plusieurs liqueurs faites de canne de sucre.
Les convives étaient pour la plupart des marchands et des voituriers, tous
d'une politesse extrême, qui firent quelques questions à Cacambo avec la
discrétion la plus circonspecte, et qui répondirent aux siennes d'une
manière à le satisfaire.
Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien payer son
écot en jetant sur la table de l'hôte deux de ces larges pièces d'or qu'il
avait ramassées ; l'hôte et l'hôtesse éclatèrent de rire, et se tinrent
longtemps les côtés. Enfin ils se remirent : « Messieurs, dit l'hôte, nous
voyons bien que vous êtes des étrangers ; nous ne sommes pas accoutumés à en
voir. Pardonnez-nous si nous nous sommes mis à rire quand vous nous avez
offert en payement les cailloux de nos grands chemins. Vous n'avez pas sans
doute de la monnaie du pays, mais il n'est pas nécessaire d'en avoir pour
dîner ici. Toutes les hôtelleries établies pour la commodité du commerce
sont payées par le gouvernement. Vous avez fait mauvaise chère ici, parce
que c'est un pauvre village ; mais partout ailleurs vous serez reçus comme
vous méritez de l'être. » Cacambo expliquait à Candide tous les discours de
l'hôte, et Candide les écoutait avec la même admiration et le même égarement
que son ami Cacambo les rendait. « Quel est donc ce pays, disaient-ils l'un
et l'autre, inconnu à tout le reste de la terre, et où toute la nature est
d'une espèce si différente de la nôtre ? C'est probablement le pays où tout
va bien ; car il faut absolument qu'il y en ait de cette espèce. Et, quoi
qu'en dît maître Pangloss, je me suis souvent aperçu que tout allait assez
mal en Westphalie. »
CHAPITRE DIX-HUITIÈME
CE QU'ILS VIRENT
DANS LE PAYS D'ELDORADO
Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité ; l'hôte lui dit : « Je suis
fort ignorant, et je m'en trouve bien ; mais nous avons ici un vieillard
retiré de la cour, qui est le plus savant homme du royaume, et le plus
communicatif. Aussitôt il mène Cacambo chez le vieillard. Candide ne jouait
plus que le second personnage, et accompagnait son valet. Ils entrèrent dans
une maison fort simple, car la porte n'était que d'argent, et les lambris
des appartements n'étaient que d'or, mais travaillés avec tant de goût que
les plus riches lambris ne l'effaçaient pas. L'antichambre n'était à la
vérité incrustée que de rubis et d'émeraudes ; mais l'ordre dans lequel tout
était arrangé réparait bien cette extrême simplicité.
Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sopha matelassé de plumes de
colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans des vases de diamant ;
après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes :
« Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j'ai appris de feu mon père,
écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont il avait été témoin.
Le royaume où nous sommes est l'ancienne patrie des Incas, qui en sortirent
très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde, et qui furent
enfin détruits par les Espagnols.
« Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent plus
sages ; ils ordonnèrent, du consentement de la nation, qu'aucun habitant ne
sortirait jamais de notre petit royaume ; et c'est ce qui nous a conservé
notre innocence et notre félicité. Les Espagnols ont eu une connaissance
confuse de ce pays, ils l'ont appelé El Dorado, et un Anglais, nommé le
chevalier Raleigh, en a même approché il y a environ cent années ; mais,
comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de précipices, nous
avons toujours été jusqu'à présent à l'abri de la rapacité des nations de
l'Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour la fange
de notre terre, et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu'au dernier.
»
La conversation fut longue ; elle roula sur la forme du gouvernement, sur
les moeurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les arts. Enfin
Candide, qui avait toujours du goût pour la métaphysique, fit demander par
Cacambo si dans le pays il y avait une religion.
Le vieillard rougit un peu. « Comment donc, dit-il, en pouvez-vous douter ?
Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats ? » Cacambo demanda humblement
quelle était la religion d'Eldorado. Le vieillard rougit encore. « Est-ce
qu'il peut y avoir deux religions ? dit-il ; nous avons, je crois, la
religion de tout le monde : nous adorons Dieu du soir jusqu'au matin. --
N'adorez-vous qu'un seul Dieu ? dit Cacambo, qui servait toujours
d'interprète aux doutes de Candide. -- Apparemment, dit le vieillard, qu'il
n'y en a ni deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre
monde font des questions bien singulières. » Candide ne se lassait pas de
faire interroger ce bon vieillard ; il voulut savoir comment on priait Dieu
dans l'Eldorado. « Nous ne le prions point, dit le bon et respectable sage ;
nous n'avons rien à lui demander ; il nous a donné tout ce qu'il nous faut ;
nous le remercions sans cesse. » Candide eut la curiosité de voir des
prêtres ; il fit demander où ils étaient. Le bon vieillard sourit. « Mes
amis, dit-il, nous sommes tous prêtres ; le roi et tous les chefs de famille
chantent des cantiques d'actions de grâces solennellement tous les matins ;
et cinq ou six mille musiciens les accompagnent.
-- Quoi ! vous n'avez point de moines qui enseignent, qui disputent, qui
gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens qui ne sont pas de
leur avis ? -- Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard ; nous
sommes tous ici du même avis, et nous n'entendons pas ce que vous voulez
dire avec vos moines. » Candide à tous ces discours demeurait en extase, et
disait en lui-même : « Ceci est bien différent de la Westphalie et du
château de monsieur le baron : si notre ami Pangloss avait vu Eldorado, il
n'aurait plus dit que le château de Thunder-ten-tronckh était ce qu'il y
avait de mieux sur la terre ; il est certain qu'il faut voyager. »
Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un carrosse à
six moutons, et donna douze de ses domestiques aux deux voyageurs pour les
conduire à la cour : « Excusez-moi, leur dit-il, si mon âge me prive de
l'honneur de vous accompagner. Le roi vous recevra d'une manière dont vous
ne serez pas mécontents, et vous pardonnerez sans doute aux usages du pays
s'il y en a quelques-uns qui vous déplaisent. »
Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en
moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la
capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut et de cent de
large ; il est impossible d'exprimer quelle en était la matière. On voit
assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et
sur ce sable que nous nommons or et pierreries.
Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du
carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d'un tissu de
duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières
de la couronne les menèrent à l'appartement de Sa Majesté, au milieu de deux
files chacune de mille musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils
approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier
comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa Majesté ; si on se jetait à
genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le
derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était
la cérémonie. « L'usage, dit le grand officier, est d'embrasser le roi et de
le baiser des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa
Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable et qui les pria
poliment à souper.
En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés
jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d'eau
pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre, qui
coulaient continuellement dans de grandes places, pavées d'une espèce de
pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la
cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui
dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il
y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et
qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel
il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de
mathématique et de physique.
Après avoir parcouru, toute l'après-dînée, à peu près la millième partie de
la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table entre Sa
Majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne fit meilleure
chère, et jamais on n'eut plus d'esprit à souper qu'en eut Sa Majesté.
Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique traduits, ils
paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce
n'était pas ce qui l'étonna le moins.
Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire à Cacambo
: « Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le château où je suis né ne
vaut pas le pays où nous sommes ; mais enfin Mlle Cunégonde n'y est pas, et
vous avez sans doute quelque maîtresse en Europe. Si nous restons ici, nous
n'y serons que comme les autres ; au lieu que si nous retournons dans notre
monde seulement avec douze moutons chargés de cailloux d'Eldorado, nous
serons plus riches que tous les rois ensemble, nous n'aurons plus
d'inquisiteurs à craindre, et nous pourrons aisément reprendre Mlle
Cunégonde. »
Ce discours plut à Cacambo : on aime tant à courir, à se faire valoir chez
les siens, à faire parade de ce qu'on a vu dans ses voyages, que les deux
heureux résolurent de ne plus l'être et de demander leur congé à Sa Majesté.
« Vous faites une sottise, leur dit le roi ; je sais bien que mon pays est
peu de chose ; mais, quand on est passablement quelque part, il faut y
rester ; je n'ai pas assurément le droit de retenir des étrangers ; c'est
une tyrannie qui n'est ni dans nos moeurs, ni dans nos lois : tous les
hommes sont libres ; partez quand vous voudrez, mais la sortie est bien
difficile. Il est impossible de remonter la rivière rapide sur laquelle vous
êtes arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de rochers. Les
montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur, et
sont droites comme des murailles ; elles occupent chacune en largeur un
espace de plus de dix lieues ; on ne peut en descendre que par des
précipices. Cependant, puisque vous voulez absolument partir, je vais donner
ordre aux intendants des machines d'en faire une qui puisse vous transporter
commodément. Quand on vous aura conduits au revers des montagnes, personne
ne pourra vous accompagner ; car mes sujets ont fait voeu de ne jamais
sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre leur voeu.
Demandez-moi d'ailleurs tout ce qu'il vous plaira. -- Nous ne demandons à
Votre Majesté, dit Cacambo, que quelques moutons chargés de vivres, de
cailloux, et de la boue du pays. » Le roi rit. « Je ne conçois pas, dit-il,
quel goût vos gens d'Europe ont pour notre boue jaune ; mais emportez-en
tant que vous voudrez, et grand bien vous fasse. »
Il donna l'ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire une machine pour
guinder ces deux hommes extraordinaires hors du royaume. Trois mille bons
physiciens y travaillèrent ; elle fut prête au bout de quinze jours, et ne
coûta pas plus de vingt millions de livres sterling, monnaie du pays. On mit
sur la machine Candide et Cacambo ; il y avait deux grands moutons rouges
sellés et bridés pour leur servir de monture quand ils auraient franchi les
montagnes, vingt moutons de bât chargés de vivres, trente qui portaient des
présents de ce que le pays a de plus curieux, et cinquante chargés d'or, de
pierreries et de diamants. Le roi embrassa tendrement les deux vagabonds.
Ce fut un beau spectacle que leur départ, et la manière ingénieuse dont ils
furent hissés, eux et leurs moutons, au haut des montagnes. Les physiciens
prirent congé d'eux après les avoir mis en sûreté, et Candide n'eut plus
d'autre désir et d'autre objet que d'aller présenter ses moutons à Mlle
Cunégonde. « Nous avons, dit-il, de quoi payer le gouverneur de Buenos-
Ayres, si Mlle Cunégonde peut être mise à prix. Marchons vers la Cayenne,
embarquons- nous, et nous verrons ensuite quel royaume nous pourrons
acheter. »
CHAPITRE DIX-NEUVIÈME
CE QUI LEUR ARRIVA À SURINAM,
ET COMMENT CANDIDE
FIT CONNAISSANCE AVEC MARTIN
La première journée de nos deux voyageurs fut assez agréable. Ils étaient
encouragés par l'idée de se voir possesseur de plus de trésors que l'Asie,
l'Europe et l'Afrique n'en pouvaient rassembler. Candide, transporté,
écrivit le nom de Cunégonde sur les arbres. À la seconde journée deux de
leurs moutons s'enfoncèrent dans des marais, et y furent abîmés avec leurs
charges ; deux autres moutons moururent de fatigue quelques jours après ;
sept ou huit périrent ensuite de faim dans un désert ; d'autres tombèrent au
bout de quelques jours dans des précipices. Enfin, après cent jours de
marche, il ne leur resta que deux moutons. Candide dit à Cacambo : « Mon
ami, vous voyez comme les richesses de ce monde sont périssables ; il n'y a
rien de solide que la vertu et le bonheur de revoir Mlle Cunégonde. -- Je
l'avoue, dit Cacambo ; mais il nous reste encore deux moutons avec plus de
trésors que n'en aura jamais le roi d'Espagne, et je vois de loin une ville
que je soupçonne être Surinam, appartenant aux Hollandais. Nous sommes au
bout de nos peines et au commencement de notre félicité. »
En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre,
n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile
bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. «
Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu là, mon ami, dans
l'état horrible où je te vois ? -- J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le
fameux négociant, répondit le nègre. -- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide,
qui t'a traité ainsi ? -- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On
nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand
nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on
nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe
: je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du
sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur
la côte de Guinée, elle me disait : " Mon cher enfant, bénis nos fétiches,
adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l'honneur d'être
esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton
père et de ta mère. " Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais
ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont
mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m'ont
converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam,
blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent
vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on
ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.
-- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ;
c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme. --
Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo. -- Hélas ! dit Candide, c'est la
rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. » Et il versait des
larmes en regardant son nègre, et en pleurant il entra dans Surinam.
La première chose dont ils s'informent, c'est s'il n'y a point au port
quelque vaisseau qu'on pût envoyer à Buenos-Ayres. Celui à qui ils
s'adressèrent était justement un patron espagnol, qui s'offrit à faire avec
eux un marché honnête. Il leur donna rendez-vous dans un cabaret. Candide et
le fidèle Cacambo allèrent l'y attendre avec leurs deux moutons.
Candide, qui avait le coeur sur les lèvres, conta à l'Espagnol toutes ses
aventures, et lui avoua qu'il voulait enlever Mlle Cunégonde. « Je me
garderai bien de vous passer à Buenos- Ayres, dit le patron : je serais
pendu et vous aussi. La belle Cunégonde est la maîtresse favorite de
monseigneur. » Ce fut un coup de foudre pour Candide ; il pleura longtemps ;
enfin il tira à part Cacambo : « Voici, mon cher ami, lui dit-il, ce qu'il
faut que tu fasses. Nous avons chacun dans nos poches pour cinq ou six
millions de diamants ; tu es plus habile que moi ; va prendre Mlle Cunégonde
à Buenos-Ayres. Si le gouverneur fait quelques difficultés, donne-lui un
million ; s'il ne se rend pas, donne-lui-en deux ; tu n'as point tué
d'inquisiteur, on ne se défiera point de toi. J'équiperai un autre vaisseau
; j'irai t'attendre à Venise ; c'est un pays libre où l'on n'a rien à
craindre ni des Bulgares, ni des Abares, ni des Juifs, ni des inquisiteurs.
» Cacambo applaudit à cette sage résolution. Il était au désespoir de se
séparer d'un bon maître, devenu son ami intime ; mais le plaisir de lui être
utile l'emporta sur la douleur de le quitter. Ils s'embrassèrent en versant
des larmes. Candide lui recommanda de ne point oublier la bonne vieille.
Cacambo partit dès le jour même : c'était un très bon homme que ce Cacambo.
Candide resta encore quelque temps à Surinam, et attendit qu'un autre patron
voulût le mener en Italie, lui et les deux moutons qui lui restaient. Il
prit des domestiques, et acheta tout ce qui lui était nécessaire pour un
long voyage ; enfin M. Vanderdendur, maître d'un gros vaisseau, vint se
présenter à lui. « Combien voulez-vous, demanda-t-il à cet homme, pour me
mener en droiture à Venise, moi, mes gens, mon bagage, et les deux moutons
que voilà ? » Le patron s'accorda à dix mille piastres. Candide n'hésita
pas.
« Oh ! oh ! dit à part soi le prudent Vanderdendur, cet étranger donne dix
mille piastres tout d'un coup ! il faut qu'il soit bien riche. » Puis,
revenant un moment après, il signifia qu'il ne pouvait partir à moins de
vingt mille. « Eh bien ! vous les aurez », dit Candide.
« Ouais ! se dit tout bas le marchand, cet homme donne vingt mille piastres
aussi aisément que dix mille. » Il revint encore, et dit qu'il ne pouvait le
conduire à Venise à moins de trente mille piastres. « Vous en aurez donc
trente mille » répondit Candide.
« Oh ! oh ! se dit encore le marchand hollandais, trente mille piastres ne
coûtent rien à cet homme-ci ; sans doute les deux moutons portent des
trésors immenses ; n'insistons pas davantage : faisons-nous d'abord payer
les trente mille piastres, et puis nous verrons. » Candide vendit deux
petits diamants, dont le moindre valait plus que tout l'argent que demandait
le patron. Il le paya d'avance. Les deux moutons furent embarqués. Candide
suivait dans un petit bateau pour joindre le vaisseau à la rade ; le patron
prend son temps, met à la voile, démarre ; le vent le favorise. Candide,
éperdu et stupéfait, le perd bientôt de vue. « Hélas ! cria-t-il, voilà un
tour digne de l'ancien monde. » Il retourne au rivage, abîmé dans la douleur
; car enfin il avait perdu de quoi faire la fortune de vingt monarques.
Il se transporte chez le juge hollandais ; et comme il était un peu troublé,
il frappe rudement à la porte ; il entre, expose son aventure, et crie un
peu plus haut qu'il ne convenait. Le juge commença par lui faire payer dix
mille piastres pour le bruit qu'il avait fait. Ensuite il l'écouta
patiemment, lui promit d'examiner son affaire sitôt que le marchand serait
revenu, et se fit payer dix mille autres piastres pour les frais de
l'audience.
Ce procédé acheva de désespérer Candide ; il avait à la vérité essuyé des
malheurs mille fois plus douloureux ; mais le sang-froid du juge, et celui
du patron dont il était volé, alluma sa bile, et le plongea dans une noire
mélancolie. La méchanceté des hommes se présentait à son esprit dans toute
sa laideur ; il ne se nourrissait que d'idées tristes. Enfin, un vaisseau
français étant sur le point de partir pour Bordeaux, comme il n'avait plus
de moutons chargés de diamants à embarquer, il loua une chambre du vaisseau
à juste prix, et fit signifier dans la ville qu'il payerait le passage, la
nourriture, et donnerait deux mille piastres à un honnête homme qui voudrait
faire le voyage avec lui, à condition que cet homme serait le plus dégoûté
de son état et le plus malheureux de la province.
Il se présenta une foule de prétendants qu'une flotte n'aurait pu contenir.
Candide voulant choisir entre les plus apparents, il distingua une vingtaine
de personnes qui lui paraissaient assez sociables, et qui toutes
prétendaient mériter la préférence. Il les assembla dans son cabaret, et
leur donna à souper, à condition que chacun ferait serment de raconter
fidèlement son histoire, promettant de choisir celui qui lui paraîtrait le
plus à plaindre et le plus mécontent de son état à plus juste titre, et de
donner aux autres quelques gratifications.
La séance dura jusqu'à quatre heures du matin. Candide, en écoutant toutes
leurs aventures, se ressouvenait de ce que lui avait dit la vieille en
allant à Buenos-Ayres, et de la gageure qu'elle avait faite, qu'il n'y avait
personne sur le vaisseau à qui il ne fût arrivé de très grands malheurs. Il
songeait à Pangloss à chaque aventure qu'on lui contait, « Ce Pangloss,
disait-il, serait bien embarrassé à démontrer son système. Je voudrais qu'il
fût ici. Certainement, si tout va bien, c'est dans Eldorado, et non pas dans
le reste de la terre. » Enfin il se détermina en faveur d'un pauvre savant
qui avait travaillé dix ans pour les libraires d'Amsterdam. Il jugea qu'il
n'y avait point de métier au monde dont on dût être plus dégoûté.
Ce savant, qui était d'ailleurs un bon homme, avait été volé par sa femme,
battu par son fils, et abandonné de sa fille qui s'était fait enlever par un
Portugais. Il venait d'être privé d'un petit emploi duquel il subsistait ;
et les prédicants de Surinam le persécutaient parce qu'ils le prenaient pour
un socinien. Il faut avouer que les autres étaient pour le moins aussi
malheureux que lui ; mais Candide espérait que le savant le désennuierait
dans le voyage. Tous ses autres rivaux trouvèrent que Candide leur faisait
une grande injustice ; mais il les apaisa en leur donnant à chacun cent
piastres.
CHAPITRE VINGTIÈME
CE QUI ARRIVA SUR MER
A CANDIDE ET À MARTIN
Le vieux savant, qui s'appelait Martin, s'embarqua donc pour Bordeaux avec
Candide. L'un et l'autre avaient beaucoup vu et beaucoup souffert ; et quand
le vaisseau aurait dû faire voile de Surinam au Japon par le cap de
Bonne-Espérance, ils auraient eu de quoi s'entretenir du mal moral et du mal
physique pendant tout le voyage.
Cependant Candide avait un grand avantage sur Martin, c'est qu'il espérait
toujours revoir Mlle Cunégonde, et que Martin n'avait rien à espérer ; de
plus, il avait de l'or et des diamants ; et, quoiqu'il eût perdu cent gros
moutons rouges chargés des plus grands trésors de la terre, quoiqu'il eût
toujours sur le coeur la friponnerie du patron hollandais, cependant, quand
il songeait à ce qui lui restait dans ses poches, et quand il parlait de
Cunégonde, surtout à la fin du repas, il penchait alors pour le système de
Pangloss.
« Mais vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vous de tout cela
? Quelle est votre idée sur le mal moral et le mal physique ? -- Monsieur,
répondit Martin, mes prêtres m'ont accusé d'être socinien ; mais la vérité
du fait est que je suis manichéen. -- Vous vous moquez de moi, dit Candide,
il n'y a plus de manichéens dans le monde. -- Il y a moi, dit Martin ; je ne
sais qu'y faire, mais je ne peux penser autrement. -- Il faut que vous ayez
le diable au corps, dit Candide. -- Il se mêle si fort des affaires de ce
monde, dit Martin, qu'il pourrait bien être dans mon corps, comme partout
ailleurs ; mais je vous avoue qu'en jetant la vue sur ce globe, ou plutôt
sur ce globule, je pense que Dieu l'a abandonné à quelque être malfaisant ;
j'en excepte toujours Eldorado. Je n'ai guère vu de ville qui ne désirât la
ruine de la ville voisine, point de famille qui ne voulût exterminer quelque
autre famille. Partout les faibles ont en exécration les puissants devant
lesquels ils rampent, et les puissants les traitent comme des troupeaux dont
on vend la laine et la chair. Un million d'assassins enrégimentés, courant
d'un bout de l'Europe à l'autre, exerce le meurtre et le brigandage avec
discipline pour gagner son pain, parce qu'il n'a pas de métier plus honnête
; et dans les villes qui paraissent jouir de la paix et où les arts
fleurissent, les hommes sont dévorés de plus d'envie, de soins et
d'inquiétudes qu'une ville assiégée n'éprouve de fléaux. Les chagrins
secrets sont encore plus cruels que les misères publiques. En un mot, j'en
ai tant vu, et tant éprouvé, que je suis manichéen.
-- Il y a pourtant du bon, répliquait Candide. -- Cela peut être, disait
Martin, mais je ne le connais pas. »
Au milieu de cette dispute, on entendit un bruit de canon. Le bruit redouble
de moment en moment. Chacun prend sa lunette. On aperçoit deux vaisseaux qui
combattaient à la distance d'environ trois milles ; le vent les amena l'un
et l'autre si près du vaisseau français qu'on eut le plaisir de voir le
combat tout à son aise. Enfin l'un des deux vaisseaux lâcha à l'autre une
bordée si bas et si juste qu'il le coula à fond. Candide et Martin
aperçurent distinctement une centaine d'hommes sur le tillac du vaisseau qui
s'enfonçait ; ils levaient tous les mains au ciel et jetaient des clameurs
effroyables ; en un moment tout fut englouti.
« Eh bien ! dit Martin, voilà comme les hommes se traitent les uns les
autres. -- Il est vrai, dit Candide, qu'il y a quelque chose de diabolique
dans cette affaire. » En parlant ainsi, il aperçut je ne sais quoi d'un
rouge éclatant qui nageait auprès de son vaisseau. On détacha la chaloupe
pour voir ce que ce pouvait être : c'était un de ses moutons. Candide eut
plus de joie de retrouver ce mouton qu'il n'avait été affligé d'en perdre
cent tous chargés de gros diamants d'Eldorado.
Le capitaine français aperçut bientôt que le capitaine du vaisseau
submergeant était espagnol, et que celui du vaisseau submergé était un
pirate hollandais ; c'était celui-là même qui avait volé Candide. Les
richesses immenses dont ce scélérat s'était emparé furent ensevelies avec
lui dans la mer, et il n'y eut qu'un mouton de sauvé. « Vous voyez, dit
Candide à Martin, que le crime est puni quelquefois : ce coquin de patron
hollandais a eu le sort qu'il méritait. -- Oui, dit Martin, mais fallait-il
que les passagers qui étaient sur son vaisseau périssent aussi ? Dieu a puni
ce fripon, le diable a noyé les autres. »
Cependant le vaisseau français et l'espagnol continuèrent leur route, et
Candide continua ses conversations avec Martin. Ils disputèrent quinze jours
de suite, et au bout de quinze jours ils étaient aussi avancés que le
premier. Mais enfin ils parlaient, ils se communiquaient des idées, ils se
consolaient. Candide caressait son mouton. « Puisque je t'ai retrouvé,
dit-il, je pourrai bien retrouver Cunégonde. »
CHAPITRE VINGT ET UNIÈME
CANDIDE ET MARTIN
APPROCHENT DES CÔTES DE FRANCE
ET RAISONNENT
On aperçut enfin les côtes de France. « Avez-vous jamais été en France,
monsieur Martin ? dit Candide. -- Oui, dit Martin, j'ai parcouru plusieurs
provinces. Il y en a où la moitié des habitants est folle, quelques-unes où
l'on est trop rusé, d'autres où l'on est communément assez doux et assez
bête, d'autres où l'on fait le bel esprit ; et dans toutes, la principale
occupation est l'amour, la seconde de médire, et la troisième de dire des
sottises. -- Mais, monsieur Martin, avez-vous vu Paris ? -- Oui, j'ai vu
Paris ; il tient de toutes ces espèces-là ; c'est un chaos, c'est une presse
dans laquelle tout le monde cherche le plaisir, et où presque personne ne le
trouve, du moins à ce qu'il m'a paru. J'y ai séjourné peu ; j'y fus volé, en
arrivant, de tout ce que j'avais, par des filous, à la foire Saint-Germain ;
on me prit moi- même pour un voleur, et je fus huit jours en prison ; après
quoi je me fis correcteur d'imprimerie pour gagner de quoi retourner à pied
en Hollande. Je connus la canaille écrivante, la canaille cabalante, et la
canaille convulsionnaire. On dit qu'il y a des gens fort polis dans cette
ville-là ; je le veux croire.
-- Pour moi, je n'ai nulle curiosité de voir la France, dit Candide ; vous
devinez aisément que, quand on a passé un mois dans Eldorado, on ne se
soucie plus de rien voir sur la terre que Mlle Cunégonde ; je vais
l'attendre à Venise ; nous traverserons la France pour aller en Italie ; ne
m'accompagnerez-vous pas ? -- Très volontiers, dit Martin ; on dit que
Venise n'est bonne que pour les nobles Vénitiens, mais que cependant on y
reçoit très bien les étrangers quand ils ont beaucoup d'argent ; je n'en ai
point, vous en avez, je vous suivrai partout. -- À propos, dit Candide,
pensez-vous que la terre ait été originairement une mer, comme on l'assure
dans ce gros livre qui appartient au capitaine du vaisseau ? -- Je n'en
crois rien du tout, dit Martin, non plus que de toutes les rêveries qu'on
nous débite depuis quelque temps. -- Mais à quelle fin ce monde a-t-il donc
été formé ? dit Candide. -- Pour nous faire enrager, répondit Martin. --
N'êtes-vous pas bien étonné, continua Candide, de l'amour que ces deux
filles du pays des Oreillons avaient pour ces deux singes, et dont je vous
ai conté l'aventure ? -- Point du tout, dit Martin ; je ne vois pas ce que
cette passion a d'étrange ; j'ai tant vu de choses extraordinaires, qu'il
n'y a plus rien d'extraordinaire. -- Croyez-vous, dit Candide, que les
hommes se soient toujours mutuellement massacrés comme ils font aujourd'hui
? qu'ils aient toujours été menteurs, fourbes, perfides, ingrats, brigands,
faibles, volages, lâches, envieux, gourmands, ivrognes, avares, ambitieux,
sanguinaires, calomniateurs, débauchés, fanatiques, hypocrites et sots ? --
Croyez-vous, dit Martin, que les éperviers aient toujours mangé des pigeons
quand ils en ont trouvé ? -- Oui, sans doute, dit Candide. -- Eh bien ! dit
Martin, si les éperviers ont toujours eu le même caractère, pourquoi
voulez-vous que les hommes aient changé le leur ? -- Oh ! dit Candide, il y
a bien de la différence, car le libre arbitre... » En raisonnant ainsi, ils
arrivèrent à Bordeaux.
CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME
CE QUI ARRIVA EN FRANCE
À CANDIDE ET À MARTIN
Candide ne s'arrêta dans Bordeaux qu'autant de temps qu'il en fallait pour
vendre quelques cailloux du Dorado, et pour s'accommoder d'une bonne chaise
à deux places ; car il ne pouvait plus se passer de son philosophe Martin.
Il fut seulement très fâché de se séparer de son mouton, qu'il laissa à
l'Académie des sciences de Bordeaux, laquelle proposa pour le sujet du prix
de cette année de trouver pourquoi la laine de ce mouton était rouge ; et le
prix fut adjugé à un savant du Nord, qui démontra par A plus B, moins C,
divisé par Z, que le mouton devait être rouge, et mourir de la clavelée.
Cependant tous les voyageurs que Candide rencontra dans les cabarets de la
route lui disaient : « Nous allons à Paris. » Cet empressement général lui
donna enfin l'envie de voir cette capitale ; ce n'était pas beaucoup se
détourner du chemin de Venise.
Il entra par le faubourg Saint-Marceau, et crut être dans le plus vilain
village de la Westphalie.
A peine Candide fut-il dans son auberge qu'il fut attaqué d'une maladie
légère causée par ses fatigues. Comme il avait au doigt un diamant énorme,
et qu'on avait aperçu dans son équipage une cassette prodigieusement
pesante, il eut aussitôt auprès de lui deux médecins qu'il n'avait pas
mandés, quelques amis intimes qui ne le quittèrent pas, et deux dévotes qui
faisaient chauffer ses bouillons. Martin disait : « Je me souviens d'avoir
été malade aussi à Paris dans mon premier voyage ; j'étais fort pauvre :
aussi n'eus-je ni amis, ni dévotes, ni médecins, et je guéris. »
Cependant, à force de médecines et de saignées, la maladie de Candide devint
sérieuse. Un habitué du quartier vint avec douceur lui demander un billet
payable au porteur pour l'autre monde ; Candide n'en voulut rien faire. Les
dévotes l'assurèrent que c'était une nouvelle mode ; Candide répondit qu'il
n'était point homme à la mode. Martin voulut jeter l'habitué par les
fenêtres. Le clerc jura qu'on n'enterrerait point Candide. Martin jura qu'il
enterrerait le clerc s'il continuait à les importuner. La querelle
s'échauffa ; Martin le prit par les épaules et le chassa rudement ; ce qui
causa un grand scandale, dont on fit un procès-verbal.
Candide guérit ; et pendant sa convalescence il eut très bonne compagnie à
souper chez lui. On jouait gros jeu. Candide était tout étonné que jamais
les as ne lui vinssent ; et Martin ne s'en étonnait pas.
Parmi ceux qui lui faisaient les honneurs de la ville, il y avait un petit
abbé périgourdin, l'un de ces gens empressés, toujours alertes, toujours
serviables, effrontés, caressants, accommodants, qui guettent les étrangers
à leur passage, leur content l'histoire scandaleuse de la ville, et leur
offrent des plaisirs à tout prix. Celui-ci mena d'abord Candide et Martin à
la comédie. On y jouait une tragédie nouvelle. Candide se trouva placé
auprès de quelques beaux esprits. Cela ne l'empêcha pas de pleurer à des
scènes jouées parfaitement. Un des raisonneurs qui étaient à ses côtés lui
dit dans un entracte : « Vous avez grand tort de pleurer : cette actrice est
fort mauvaise ; l'acteur qui joue avec elle est plus mauvais acteur encore ;
la pièce est encore plus mauvaise que les acteurs ; l'auteur ne sait pas un
mot d'arabe, et cependant la scène est en Arabie ; et, de plus, c'est un
homme qui ne croit pas aux idées innées : je vous apporterai demain vingt
brochures contre lui. -- Monsieur, combien avez- vous de pièces de théâtre
en France ? » dit Candide à l'abbé ; lequel répondit : « Cinq ou six mille.
-- C'est beaucoup, dit Candide ; combien y en a-t-il de bonnes ? -- Quinze
ou seize, répliqua l'autre. -- C'est beaucoup », dit Martin.
Candide fut très content d'une actrice qui faisait la reine Élisabeth dans
une assez plate tragédie que l'on joue quelquefois. « Cette actrice, dit-il
à Martin, me plaît beaucoup ; elle a un faux air de Mlle Cunégonde ; je
serais bien aise de la saluer. » L'abbé périgourdin s'offrit à l'introduire
chez elle. Candide, élevé en Allemagne, demanda quelle était l'étiquette, et
comment on traitait en France les reines d'Angleterre. « Il faut distinguer,
dit l'abbé ; en province, on les mène au cabaret ; à Paris, on les respecte
quand elles sont belles, et on les jette à la voirie quand elles sont
mortes. -- Des reines à la voirie ! dit Candide. -- Oui vraiment, dit Martin
; monsieur l'abbé a raison : j'étais à Paris quand Mlle Monime passa, comme
on dit, de cette vie à l'autre ; on lui refusa ce que ces gens-ci appellent
les honneurs de la sépulture, c'est-à-dire de pourrir avec tous les gueux du
quartier dans un vilain cimetière ; elle fut enterrée toute seule de sa
bande au coin de la rue de Bourgogne ; ce qui dut lui faire une peine
extrême, car elle pensait très noblement. -- Cela est bien impoli, dit
Candide. -- Que voulez-vous ? dit Martin ; ces gens-ci sont ainsi faits.
Imaginez toutes les contradictions, toutes les incompatibilités possibles,
vous les verrez dans le gouvernement, dans les tribunaux, dans les églises,
dans les spectacles de cette drôle de nation. -- Est-il vrai qu'on rit
toujours à Paris ? dit Candide. -- Oui, dit l'abbé, mais c'est en enrageant
; car on s'y plaint de tout avec de grands éclats de rire ; et même on y
fait en riant les actions les plus détestables.
-- Quel est, dit Candide, ce gros cochon qui me disait tant de mal de la
pièce où j'ai tant pleuré et des acteurs qui m'ont fait tant de plaisir ? --
C'est un mal vivant, répondit l'abbé, qui gagne sa vie à dire du mal de
toutes les pièces et de tous les livres ; il hait quiconque réussit, comme
les eunuques haïssent les jouissants : c'est un de ces serpents de la
littérature qui se nourrissent de fange et de venin ; c'est un folliculaire.
-- Qu'appelez-vous folliculaire ? dit Candide. -- C'est, dit l'abbé, un
faiseur de feuilles, un Fréron. »
C'est ainsi que Candide, Martin et le Périgourdin raisonnaient sur
l'escalier, en voyant défiler le monde au sortir de la pièce. « Quoique je
sois très empressé de revoir Mlle Cunégonde, dit Candide, je voudrais
pourtant souper avec Mlle Clairon ; car elle m'a paru admirable. »
L'abbé n'était pas homme à approcher de Mlle Clairon, qui ne voyait que
bonne compagnie. « Elle est engagée pour ce soir, dit-il ; mais j'aurai
l'honneur de vous mener chez une dame de qualité, et là vous connaîtrez
Paris comme si vous y aviez été quatre ans. »
Candide, qui était naturellement curieux, se laissa mener chez la dame, au
fond du faubourg Saint-Honoré ; on y était occupé d'un pharaon ; douze
tristes pontes tenaient chacun en main un petit livre de cartes, registre
cornu de leurs infortunes. Un profond silence régnait, la pâleur était sur
le front des pontes, l'inquiétude sur celui du banquier, et la dame du
logis, assise auprès de ce banquier impitoyable, remarquait avec des yeux de
lynx tous les parolis, tous les sept-et-le-va de campagne, dont chaque
joueur cornait ses cartes ; elle les faisait décorner avec une attention
sévère mais polie, et ne se fâchait point, de peur de perdre ses pratiques :
la dame se faisait appeler la marquise de Parolignac. Sa fille, âgée de
quinze ans, était au nombre des pontes et avertissait d'un clin d'oeil des
friponneries de ces pauvres gens, qui tâchaient de réparer les cruautés du
sort. L'abbé périgourdin, Candide et Martin entrèrent ; personne ne se leva,
ni les salua, ni les regarda ; tous étaient profondément occupés de leurs
cartes. « Madame la baronne de Thunder-ten-tronckh était plus civile », dit
Candide.
Cependant l'abbé s'approcha de l'oreille de la marquise, qui se leva à
moitié, honora Candide d'un sourire gracieux, et Martin d'un air de tête
tout à fait noble ; elle fit donner un siège et un jeu de cartes à Candide,
qui perdit cinquante mille francs en deux tailles ; après quoi on soupa très
gaiement, et tout le monde était étonné que Candide ne fût pas ému de sa
perte ; les laquais disaient entre eux, dans leur langage de laquais : « Il
faut que ce soit quelque milord anglais. »
Le souper fut comme la plupart des soupers de Paris : d'abord du silence,
ensuite un bruit de paroles qu'on ne distingue point, puis des plaisanteries
dont la plupart sont insipides, de fausses nouvelles, de mauvais
raisonnements, un peu de politique et beaucoup de médisance ; on parla même
de livres nouveaux. « Avez-vous lu, dit l'abbé périgourdin, le roman du
sieur Gauchat, docteur en théologie ? -- Oui, répondit un des convives, mais
je n'ai pu l'achever. Nous avons une foule d'écrits impertinents, mais tous
ensemble n'approchent pas de l'impertinence de Gauchat, docteur en théologie
; je suis si rassasié de cette immensité de détestables livres qui nous
inondent que je me suis mis à ponter au pharaon. -- Et les Mélanges de
l'archidiacre T..., qu'en dites-vous ? dit l'abbé. -- Ah ! dit Mme de
Parolignac, l'ennuyeux mortel ! comme il vous dit curieusement tout ce que
le monde sait ! comme il discute pesamment ce qui ne vaut pas la peine
d'être remarqué légèrement ! comme il s'approprie sans esprit l'esprit des
autres ! comme il gâte ce qu'il pille ! comme il me dégoûte ! Mais il ne me
dégoûtera plus : c'est assez d'avoir lu quelques pages de l'archidiacre. »
Il y avait à table un homme savant et de goût qui appuya ce que disait la
marquise. On parla ensuite de tragédies ; la dame demanda pourquoi il y
avait des tragédies qu'on jouait quelquefois, et qu'on ne pouvait lire.
L'homme de goût expliqua très bien comment une pièce pouvait avoir quelque
intérêt et n'avoir presque aucun mérite ; il prouva en peu de mots que ce
n'était pas assez d'amener une ou deux de ces situations qu'on trouve dans
tous les romans, et qui séduisent toujours les spectateurs, mais qu'il faut
être neuf sans être bizarre, souvent sublime, et toujours naturel ;
connaître le coeur humain et le faire parler ; être grand poète sans que
jamais aucun personnage de la pièce paraisse poète ; savoir parfaitement sa
langue, la parler avec pureté, avec une harmonie continue, sans que jamais
la rime coûte rien au sens. « Quiconque, ajouta-t-il, n'observe pas toutes
ces règles peut faire une ou deux tragédies applaudies au théâtre, mais il
ne sera jamais compté au rang des bons écrivains ; il y a très peu de bonnes
tragédies ; les unes sont des idylles en dialogues bien écrits et bien rimés
; les autres, des raisonnements politiques qui endorment, ou des
amplifications qui rebutent ; les autres, des rêves d'énergumène, en style
barbare, des propos interrompus, de longues apostrophes aux dieux, parce
qu'on ne sait point parler aux hommes, des maximes fausses, des lieux
communs ampoulés. »
Candide écouta ce propos avec attention, et conçut une grande idée du
discoureur ; et, comme la marquise avait eu soin de le placer à côté d'elle,
il s'approcha de son oreille, et prit la liberté de lui demander qui était
cet homme qui parlait si bien. « C'est un savant, dit la dame, qui ne ponte
point, et que l'abbé m'amène quelquefois à souper ; il se connaît
parfaitement en tragédies et en livres, et il a fait une tragédie sifflée et
un livre dont on n'a jamais vu hors de la boutique de son libraire qu'un
exemplaire qu'il m'a dédié. -- Le grand homme ! dit Candide ; c'est un autre
Pangloss. »
Alors, se tournant vers lui, il lui dit : « Monsieur, vous pensez sans doute
que tout est au mieux dans le monde physique et dans le moral, et que rien
ne pouvait être autrement ? -- Moi, monsieur, lui répondit le savant, je ne
pense rien de tout cela : je trouve que tout va de travers chez nous ; que
personne ne sait ni quel est son rang, ni quelle est sa charge, ni ce qu'il
fait, ni ce qu'il doit faire, et qu'excepté le souper, qui est assez gai et
où il paraît assez d'union, tout le reste du temps se passe en querelles
impertinentes : jansénistes contre molinistes, gens du parlement contre gens
d'église, gens de lettres contre gens de lettres, courtisans contre
courtisans, financiers contre le peuple, femmes contre maris, parents contre
parents ; c'est une guerre éternelle. »
Candide lui répliqua : « J'ai vu pis. Mais un sage, qui depuis a eu le
malheur d'être pendu, m'apprit que tout cela est à merveille ; ce sont des
ombres à un beau tableau. _ Votre pendu se moquait du monde, dit Martin ;
vos ombres sont des taches horribles. -- Ce sont les hommes qui font les
taches, dit Candide, et ils ne peuvent pas s'en dispenser. -- Ce n'est donc
pas leur faute », dit Martin. La plupart des pontes, qui n'entendaient rien
à ce langage, buvaient ; et Martin raisonna avec le savant, et Candide
raconta une partie de ses aventures à la dame du logis.
Après soupé, la marquise mena Candide dans son cabinet et le fit asseoir sur
un canapé. « Eh bien ! lui dit-elle, vous aimez donc toujours éperdument
Mlle Cunégonde de Thunder- ten-tronckh ? -- Oui, madame », répondit Candide.
La marquise lui répliqua avec un souris tendre : « Vous me répondez comme un
jeune homme de Westphalie ; un Français m'aurait dit : " Il est vrai que
j'ai aimé Mlle Cunégonde ; mais en vous voyant, madame, je crains de ne la
plus aimer. ² -- Hélas ! madame, dit Candide, je répondrai comme vous
voudrez. -- Votre passion pour elle, dit la marquise, a commencé en
ramassant son mouchoir ; je veux que vous ramassiez ma jarretière. -- De
tout mon coeur », dit Candide ; et il la ramassa. « Mais je veux que vous me
la remettiez », dit la dame ; et Candide la lui remit. « Voyez- vous, dit la
dame, vous êtes étranger, je fais quelquefois languir mes amants de Paris
quinze jours, mais je me rends à vous dès la première nuit, parce qu'il faut
faire les honneurs de son pays à un jeune homme de Westphalie. » La belle,
ayant aperçu deux énormes diamants aux deux mains de son jeune étranger, les
loua de si bonne foi que des doigts de Candide ils passèrent aux doigts de
la marquise.
Candide, en s'en retournant avec son abbé périgourdin, sentit quelques
remords d'avoir fait une infidélité à Mlle Cunégonde ; monsieur l'abbé entra
dans sa peine ; il n'avait qu'une légère part aux cinquante mille livres
perdues au jeu par Candide, et à la valeur des deux brillants moitié donnés,
moitié extorqués. Son dessein était de profiter, autant qu'il le pourrait,
des avantages que la connaissance de Candide pouvait lui procurer. Il lui
parla beaucoup de Cunégonde ; et Candide lui dit qu'il demanderait bien
pardon à cette belle de son infidélité, quand il la verrait à Venise.
Le Périgourdin redoublait de politesse et d'attentions, et prenait un
intérêt tendre à tout ce que Candide disait, à tout ce qu'il faisait, à tout
ce qu'il voulait faire.
« Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à Venise ? -- Oui,
monsieur l'abbé, dit Candide ; il faut absolument que j'aille trouver Mlle
Cunégonde. » Alors, engagé par le plaisir de parler de ce qu'il aimait, il
conta, selon son usage, une partie de ses aventures avec cette illustre
Westphalienne.
« Je crois, dit l'abbé, que Mlle Cunégonde a bien de l'esprit, et qu'elle
écrit des lettres charmantes ? -- Je n'en ai jamais reçu, dit Candide ; car
figurez-vous qu'ayant été chassé du château pour l'amour d'elle, je ne pus
lui écrire ; que bientôt après j'appris qu'elle était morte, qu'ensuite je
la retrouvai, et que je la perdis, et que je lui ai envoyé à deux mille cinq
cents lieues d'ici un exprès dont j'attends la réponse. »
L'abbé écoutait attentivement, et paraissait un peu rêveur. Il prit bientôt
congé des deux étrangers, après les avoir tendrement embrassés. Le lendemain
Candide reçut à son réveil une lettre conçue en ces termes :
«Monsieur, mon très cher amant, il y a huit jours que je suis malade en
cette ville ; j'apprends que vous y êtes. Je volerais dans vos bras si je
pouvais remuer. J'ai su votre passage à Bordeaux ; j'y ai laissé le fidèle
Cacambo et la vieille, qui doivent bientôt me suivre. Le gouverneur de
Buenos-Ayres a tout pris, mais il me reste votre coeur. Venez, votre
présence me rendra la vie, ou me fera mourir de plaisir.»
Cette lettre charmante, cette lettre inespérée, transporta Candide d'une
joie inexprimable ; et la maladie de sa chère Cunégonde l'accabla de
douleur. Partagé entre ces deux sentiments, il prend son or et ses diamants,
et se fait conduire avec Martin à l'hôtel où Mlle Cunégonde demeurait. Il
entre en tremblant d'émotion, son coeur palpite, sa voix sanglote ; il veut
ouvrir les rideaux du lit, il veut faire apporter de la lumière. «
Gardez-vous-en bien, lui dit la suivante, la lumière la tue » ; et soudain
elle referme le rideau. « Ma chère Cunégonde, dit Candide en pleurant,
comment vous portez-vous ? si vous ne pouvez me voir, parlez-moi du moins.
-- Elle ne peut parler », dit la suivante. La dame alors tire du lit une
main potelée que Candide arrose longtemps de ses larmes, et qu'il remplit
ensuite de diamants, en laissant un sac plein d'or sur le fauteuil.
Au milieu de ses transports arrive un exempt suivi de l'abbé périgourdin et
d'une escouade. « Voilà donc, dit-il, ces deux étrangers suspects ? » Il les
fait incontinent saisir, et ordonne à ses braves de les traîner en prison. «
Ce n'est pas ainsi qu'on traite les voyageurs dans le Dorado, dit Candide.
-- Je suis plus manichéen que jamais, dit Martin. -- Mais, monsieur, où nous
menez-vous ? dit Candide. -- Dans un cul de basse-fosse », dit l'exempt.
Martin, ayant repris son sang-froid, jugea que la dame qui se prétendait
Cunégonde était une friponne, monsieur l'abbé périgourdin un fripon qui
avait abusé au plus vite de l'innocence de Candide, et l'exempt un autre
fripon dont on pouvait aisément se débarrasser.
Plutôt que de s'exposer aux procédures de la justice, Candide, éclairé par
son conseil, et d'ailleurs toujours impatient de revoir la véritable
Cunégonde, propose à l'exempt trois petits diamants d'environ trois mille
pistoles chacun. « Ah ! monsieur, lui dit l'homme au bâton d'ivoire,
eussiez-vous commis tous les crimes imaginables, vous êtes le plus honnête
homme du monde ; trois diamants ! chacun de trois mille pistoles ! Monsieur
! je me ferais tuer pour vous, au lieu de vous mener dans un cachot. On
arrête tous les étrangers, mais laissez-moi faire ; j'ai un frère à Dieppe
en Normandie, je vais vous y mener ; et si vous avez quelque diamant à lui
donner, il aura soin de vous comme moi-même.
-- Et pourquoi arrête-t-on tous les étrangers ? » dit Candide. L'abbé
périgourdin prit alors la parole et dit : « C'est parce qu'un gueux du pays
d'Atrébatie a entendu dire des sottises : cela seul lui a fait commettre un
parricide, non pas tel que celui de 1610 au mois de mai, mais tel que celui
de 1594 au mois de décembre, et tel que plusieurs autres commis dans
d'autres années et dans d'autres mois par d'autres gueux qui avaient entendu
dire des sottises. »
L'exempt alors expliqua de quoi il s'agissait. « Ah, les monstres ! s'écria
Candide ; quoi ! de telles horreurs chez un peuple qui danse et qui chante !
Ne pourrai-je sortir au plus vite de ce pays où des singes agacent des
tigres ? J'ai vu des ours dans mon pays ; je n'ai vu des hommes que dans le
Dorado. Au nom de Dieu, monsieur l'exempt, menez-moi à Venise, où je dois
attendre Mlle Cunégonde. -- Je ne peux vous mener qu'en Basse-Normandie »,
dit le barigel. Aussitôt il lui fait ôter ses fers, dit qu'il s'est mépris,
renvoie ses gens et emmène à Dieppe Candide et Martin, et les laisse entre
les mains de son frère. Il y avait un petit vaisseau hollandais à la rade.
Le Normand, à l'aide de trois autres diamants, devenu le plus serviable des
hommes, embarque Candide et ses gens dans le vaisseau qui allait faire voile
pour Portsmouth en Angleterre. Ce n'était pas le chemin de Venise ; mais
Candide croyait être délivré de l'enfer, et il comptait bien reprendre la
route de Venise à la première occasion.
CHAPITRE VINGT-TROISIÈME
CANDIDE ET MARTIN
VONT SUR LES CÔTES D'ANGLETERRE ;
CE QU'ILS Y VOIENT
« Ah, Pangloss ! Pangloss ! Ah, Martin ! Martin ! Ah, ma chère Cunégonde !
qu'est-ce que ce monde-ci ? disait Candide sur le vaisseau hollandais. --
Quelque chose de bien fou et de bien abominable, répondait Martin. -- Vous
connaissez l'Angleterre ; y est-on aussi fou qu'en France ? -- C'est une
autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en
guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu'elles dépensent
pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut, De vous
dire précisément s'il y a plus de gens à lier dans un pays que dans un
autre, c'est ce que mes faibles lumières ne me permettent pas. Je sais
seulement qu'en général les gens que nous allons voir sont fort
atrabilaires. »
En causant ainsi ils abordèrent à Portsmouth ; une multitude de peuple
couvrait le rivage, et regardait attentivement un assez gros homme qui était
à genoux, les yeux bandés, sur le tillac d'un des vaisseaux de la flotte ;
quatre soldats, postés vis-à-vis de cet homme, lui tirèrent chacun trois
balles dans le crâne le plus paisiblement du monde, et toute l'assemblée
s'en retourna extrêmement satisfaite. « Qu'est-ce donc que tout ceci ? dit
Candide, et quel démon exerce partout son empire ? » Il demanda qui était ce
gros homme qu'on venait de tuer en cérémonie. « C'est un amiral, lui
répondit-on. -- Et pourquoi tuer cet amiral ? -- C'est, lui dit-on, parce
qu'il n'a pas fait tuer assez de monde ; il a livré un combat à un amiral
français, et on a trouvé qu'il n'était pas assez près de lui. -- Mais, dit
Candide, l'amiral français était aussi loin de l'amiral anglais que celui-ci
l'était de l'autre ! -- Cela est incontestable, lui répliqua-t-on ; mais
dans ce pays-ci il est bon de tuer de temps en temps un amiral pour
encourager les autres. »
Candide fut si étourdi et si choqué de ce qu'il voyait, et de ce qu'il
entendait, qu'il ne voulut pas seulement mettre pied à terre, et qu'il fit
son marché avec le patron hollandais (dût-il le voler comme celui de
Surinam) pour le conduire sans délai à Venise.
Le patron fut prêt au bout de deux jours. On côtoya la France ; on passa à
la vue de Lisbonne, et Candide frémit. On entra dans le détroit et dans la
Méditerranée ; enfin on aborda à Venise. « Dieu soit loué ! dit Candide en
embrassant Martin ; c'est ici que je reverrai la belle Cunégonde. Je compte
sur Cacambo comme sur moi-même. Tout est bien, tout va bien, tout va le
mieux qu'il soit possible. »
CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME
DE PAQUETTE ET DE FRÈRE GIROFLÉE
Dès qu'il fut à Venise, il fit chercher Cacambo dans tous les cabarets, dans
tous les cafés, chez toutes les filles de joie, et ne le trouva point. Il
envoyait tous les jours à la découverte de tous les vaisseaux et de toutes
les barques : nulles nouvelles de Cacambo. « Quoi ! disait- il à Martin,
j'ai eu le temps de passer de Surinam à Bordeaux, d'aller de Bordeaux à
Paris, de Paris à Dieppe, de Dieppe à Portsmouth, de côtoyer le Portugal et
l'Espagne, de traverser toute la Méditerranée, de passer quelques mois à
Venise, et la belle Cunégonde n'est point venue ! Je n'ai rencontré au lieu
d'elle qu'une drôlesse et un abbé périgourdin ! Cunégonde est morte sans
doute, je n'ai plus qu'à mourir. Ah ! il valait mieux rester dans le paradis
du Dorado que de revenir dans cette maudite Europe. Que vous avez raison,
mon cher Martin ! tout n'est qu'illusion et calamité. »
Il tomba dans une mélancolie noire, et ne prit aucune part a l'opéra alla
moda ni aux autres divertissements du carnaval ; pas une dame ne lui donna
la moindre tentation. Martin lui dit : « Vous êtes bien simple, en vérité,
de vous figurer qu'un valet métis, qui a cinq ou six millions dans ses
poches, ira chercher votre maîtresse au bout du monde et vous l'amènera à
Venise. Il la prendra pour lui, s'il la trouve. S'il ne la trouve pas, il en
prendra une autre : je vous conseille d'oublier votre valet Cacambo et votre
maîtresse Cunégonde. » Martin n'était pas consolant. La mélancolie de
Candide augmenta, et Martin ne cessait de lui prouver qu'il y avait peu de
vertu et peu de bonheur sur la terre, excepté peut-être dans Eldorado, où
personne ne pouvait aller.
En disputant sur cette matière importante, et en attendant Cunégonde,
Candide aperçut un jeune théatin dans la place Saint-Marc, qui tenait sous
le bras une fille. Le théatin paraissait frais, potelé, vigoureux ; ses yeux
étaient brillants, son air assuré, sa mine haute, sa démarche fière. La
fille était très jolie et chantait ; elle regardait amoureusement son
théatin, et de temps en temps lui pinçait ses grosses joues. « Vous
m'avouerez du moins, dit Candide à Martin, que ces gens-ci sont heureux. Je
n'ai trouvé jusqu'à présent dans toute la terre habitable, excepté dans
Eldorado, que des infortunés ; mais, pour cette fille et ce théatin, je gage
que ce sont des créatures très heureuses. -- Je gage que non, dit Martin. --
Il n'y a qu'à les prier à dîner, dit Candide, et vous verrez si je me
trompe. »
Aussitôt il les aborde, il leur fait son compliment, et les invite à venir à
son hôtellerie manger des macaronis, des perdrix de Lombardie, des oeufs
d'esturgeon, et à boire du vin de Montepulciano, du lacrima-christi, du
chypre et du samos. La demoiselle rougit, le théatin accepta la partie, et
la fille le suivit en regardant Candide avec des yeux de surprise et de
confusion qui furent obscurcis de quelques larmes. À peine fut-elle entrée
dans la chambre de Candide qu'elle lui dit : « Eh quoi ! monsieur Candide ne
reconnaît plus Paquette ! » À ces mots, Candide, qui ne l'avait pas
considérée jusque-là avec attention, parce qu'il n'était occupé que de
Cunégonde, lui dit : « Hélas ! ma pauvre enfant, c'est donc vous qui avez
mis le docteur Pangloss dans le bel état où je l'ai vu ?
-- Hélas ! monsieur, c'est moi-même, dit Paquette ; je vois que vous êtes
instruit de tout. J'ai su les malheurs épouvantables arrivés à toute la
maison de madame la baronne et à la belle Cunégonde. Je vous jure que ma
destinée n'a guère été moins triste. J'étais fort innocente quand vous
m'avez vue. Un cordelier qui était mon confesseur me séduisit aisément. Les
suites en furent affreuses ; je fus obligée de sortir du château quelques
temps après que monsieur le baron vous eut renvoyé à grands coups de pied
dans le derrière. Si un fameux médecin n'avait pas pris pitié de moi,
j'étais morte. Je fus quelque temps par reconnaissance la maîtresse de ce
médecin. Sa femme, qui était jalouse à la rage, me battait tous les jours
impitoyablement ; c'était une furie. Ce médecin était le plus laid de tous
les hommes, et moi la plus malheureuse de toutes les créatures d'être battue
continuellement pour un homme que je n'aimais pas. Vous savez, monsieur,
combien il est dangereux pour une femme acariâtre d'être l'épouse d'un
médecin. Celui-ci, outré des procédés de sa femme, lui donna un jour, pour
la guérir d'un petit rhume, une médecine si efficace qu'elle en mourut en
deux heures de temps dans des convulsions horribles. Les parents de madame
intentèrent à monsieur un procès criminel ; il prit la fuite, et moi je fus
mise en prison. Mon innocence ne m'aurait pas sauvée si je n'avais été un
peu jolie. Le juge m'élargit à condition qu'il succéderait au médecin. Je
fus bientôt supplantée par une rivale, chassée sans récompense, et obligée
de continuer ce métier abominable qui vous paraît si plaisant à vous autres
hommes, et qui n'est pour nous qu'un abîme de misères. J'allai exercer la
profession à Venise. Ah ! monsieur, si vous pouviez vous imaginer ce que
c'est que d'être obligée de caresser indifféremment un vieux marchand, un
avocat, un moine, un gondolier, un abbé ; d'être exposée à toutes les
insultes, à toutes les avanies ; d'être souvent réduite à emprunter une jupe
pour aller se la faire lever par un homme dégoûtant ; d'être volée par l'un
de ce qu'on a gagné avec l'autre ; d'être rançonnée par les officiers de
justice, et de n'avoir en perspective qu'une vieillesse affreuse, un hôpital
et un fumier, vous concluriez que je suis une des plus malheureuses
créatures du monde. »
Paquette ouvrait ainsi son coeur au bon Candide, dans un cabinet, en
présence de Martin, qui disait à Candide : « Vous voyez que j'ai déjà gagné
la moitié de la gageure. »
Frère Giroflée était resté dans la salle à manger, et buvait un coup en
attendant le dîner. « Mais, dit Candide à Paquette, vous aviez l'air si gai,
si content, quand je vous ai rencontrée ; vous chantiez, vous caressiez le
théatin avec une complaisance naturelle ; vous m'avez paru aussi heureuse
que vous prétendez être infortunée. -- Ah ! monsieur, répondit Paquette,
c'est encore là une des misères du métier. J'ai été hier volée et battue par
un officier, et il faut aujourd'hui que je paraisse de bonne humeur pour
plaire à un moine. »
Candide n'en voulut pas davantage ; il avoua que Martin avait raison. On se
mit à table avec Paquette et le théatin, le repas fut assez amusant, et sur
la fin on se parla avec quelque confiance. « Mon Père, dit Candide au moine,
vous me paraissez jouir d'une destinée que tout le monde doit envier ; la
fleur de la santé brille sur votre visage, votre physionomie annonce le
bonheur ; vous avez une très jolie fille pour votre récréation, et vous
paraissez très content de votre état de théatin.
-- Ma foi, monsieur, dit frère Giroflée, je voudrais que tous les théatins
fussent au fond de la mer. J'ai été tenté cent fois de mettre le feu au
couvent, et d'aller me faire turc. Mes parents me forcèrent à l'âge de
quinze ans d'endosser cette détestable robe, pour laisser plus de fortune à
un maudit frère aîné que Dieu confonde ! La jalousie, la discorde, la rage,
habitent dans le couvent. Il est vrai que j'ai prêché quelques mauvais
sermons qui m'ont valu un peu d'argent, dont le prieur me vole la moitié :
le reste me sert à entretenir des filles ; mais, quand je rentre le soir
dans le monastère, je suis prêt de me casser la tête contre les murs du
dortoir ; et tous mes confrères sont dans le même cas. »
Martin se tournant vers Candide avec son sang-froid ordinaire : « Eh bien !
lui dit-il, n'ai-je pas gagné la gageure tout entière ? » Candide donna deux
mille piastres à Paquette et mille piastres à frère Giroflée. « Je vous
réponds, dit-il, qu'avec cela ils seront heureux. -- Je n'en crois rien du
tout, dit Martin ; vous les rendrez peut-être avec ces piastres beaucoup
plus malheureux encore. -- Il en sera ce qui pourra, dit Candide ; mais une
chose me console, je vois qu'on retrouve souvent les gens qu'on ne croyait
jamais retrouver ; il se pourra bien faire qu'ayant rencontré mon mouton
rouge et Paquette, je rencontre aussi Cunégonde. -- Je souhaite, dit Martin,
qu'elle fasse un jour votre bonheur ; mais c'est de quoi je doute fort. --
Vous êtes bien dur, dit Candide. -- C'est que j'ai vécu, dit Martin.
-- Mais regardez ces gondoliers, dit Candide ; ne chantent-ils pas sans
cesse ? -- Vous ne les voyez pas dans leur ménage, avec leurs femmes et
leurs marmots d'enfants, dit Martin. Le doge a ses chagrins, les gondoliers
ont les leurs. Il est vrai qu'à tout prendre le sort d'un gondolier est
préférable à celui d'un doge ; mais je crois la différence si médiocre que
cela ne vaut pas la peine d'être examiné.
-- On parle, dit Candide, du sénateur Pococuranté qui demeure dans ce beau
palais sur la Brenta, et qui reçoit assez bien les étrangers. On prétend que
c'est un homme qui n'a jamais eu de chagrin. -- Je voudrais voir une espèce
si rare », dit Martin. Candide aussitôt fit demander au seigneur Pococuranté
la permission de venir le voir le lendemain.
CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME
VISITE CHEZ LE SEIGNEUR POCOCURANTÉ,
NOBLE VÉNITIEN
Candide et Martin allèrent en gondole sur la Brenta et arrivèrent au palais
du noble Pococuranté. Les jardins étaient bien entendus, et ornés de belles
statues de marbre ; le palais, d'une belle architecture. Le maître du logis,
homme de soixante ans, fort riche, reçut très poliment les deux curieux,
mais avec très peu d'empressement, ce qui déconcerta Candide et ne déplut
point à Martin.
D'abord deux filles jolies et proprement mises servirent du chocolat
qu'elles firent très bien mousser. Candide ne put s'empêcher de les louer
sur leur beauté, sur leur bonne grâce et sur leur adresse. « Ce sont d'assez
bonnes créatures, dit le sénateur Pococuranté ; je les fais quelquefois
coucher dans mon lit, car je suis bien las des dames de la ville, de leurs
coquetteries, de leurs jalousies, de leurs querelles, de leurs humeurs, de
leurs petitesses, de leur orgueil, de leurs sottises, et des sonnets qu'il
faut faire ou commander pour elles ; mais, après tout, ces deux filles
commencent fort à m'ennuyer. »
Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longue galerie, fut
surpris de la beauté des tableaux. Il demanda de quel maître étaient les
deux premiers. « Ils sont de Raphaël, dit le sénateur ; je les achetai fort
cher par vanité il y a quelques années ; on dit que c'est ce qu'il y a de
plus beau en Italie, mais ils ne me plaisent point du tout : la couleur en
est très rembrunie ; les figures ne sont pas assez arrondies, et ne sortent
point assez ; les draperies ne ressemblent en rien à une étoffe ; en un mot,
quoi qu'on en dise, je ne trouve point là une imitation vraie de la nature.
Je n'aimerai un tableau que quand je croirai voir la nature elle- même : il
n'y en a point de cette espèce. J'ai beaucoup de tableaux mais je ne les
regarde plus. »
Pococuranté, en attendant le dîner, se fit donner un concerto. Candide
trouva la musique délicieuse. « Ce bruit, dit Pococuranté, peut amuser une
demi-heure ; mais, s'il dure plus longtemps, il fatigue tout le monde,
quoique personne n'ose l'avouer. La musique aujourd'hui n'est plus que l'art
d'exécuter des choses difficiles, et ce qui n'est que difficile ne plaît
point à la longue.
« J'aimerais peut-être mieux l'opéra, si on n'avait pas trouvé le secret
d'en faire un monstre qui me révolte. Ira voir qui voudra de mauvaises
tragédies en musique, où les scènes ne sont faites que pour amener, très mal
à propos, deux ou trois chansons ridicules qui font valoir le gosier d'une
actrice ; se pâmera de plaisir qui voudra, ou qui pourra, en voyant un
châtré fredonner le rôle de César et de Caton et se promener d'un air gauche
sur des planches ; pour moi, il y a longtemps que j'ai renoncé à ces
pauvretés, qui font aujourd'hui la gloire de l'Italie, et que des souverains
payent si chèrement. » Candide disputa un peu, mais avec discrétion. Martin
fut entièrement de l'avis du sénateur.
On se mit à table, et après un excellent dîner, on entra dans la
bibliothèque. Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié, loua
l'illustrissime sur son bon goût. « Voilà, dit- il, un livre qui faisait les
délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de l'Allemagne. -- Il ne
fait pas les miennes, dit froidement Pococuranté ; on me fit accroire
autrefois que j'avais du plaisir en le lisant ; mais cette répétition
continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent
toujours pour ne rien faire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la
guerre, et qui à peine est une actrice de la pièce ; cette Troie qu'on
assiège et qu'on ne prend point, tout cela me causait le plus mortel ennui.
J'ai demandé quelquefois à des savants s'ils s'ennuyaient autant que moi à
cette lecture. Tous les gens sincères m'ont avoué que le livre leur tombait
des mains, mais qu'il fallait toujours l'avoir dans sa bibliothèque, comme
un monument de l'antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne peuvent
être de commerce.
-- Votre Excellence ne pense pas ainsi de Virgile ? dit Candide. -- Je
conviens, dit Pococuranté, que le second, le quatrième et le sixième livre
de son Énéide sont excellents ; mais pour son pieux Énée, et le fort
Cloanthe, et l'ami Achates, et le petit Ascanius, et l'imbécile roi Latinus,
et la bourgeoise Amata, et l'insipide Lavinia, je ne crois pas qu'il y ait
rien de si froid et de plus désagréable. J'aime mieux le Tasse et les contes
à dormir debout de l'Arioste. -- Oserais-je vous demander, monsieur, dit
Candide, si vous n'avez pas un grand plaisir à lire Horace ? -- Il y a des
maximes, dit Pococuranté, dont un homme du monde peut faire son profit, et
qui, étant resserrées dans des vers énergiques, se gravent plus aisément
dans la mémoire. Mais je me soucie fort peu de son voyage à Brindes, et de
sa description d'un mauvais dîner, et de la querelle des crocheteurs entre
je ne sais quel Pupilus, dont les paroles, dit-il, étaient pleines de pus,
et un autre dont les paroles étaient du vinaigre. Je n'ai lu qu'avec un
extrême dégoût ses vers grossiers contre des vieilles et contre des
sorcières ; et je ne vois pas quel mérite il peut y avoir à dire à son ami
Mæcenas que, s'il est mis par lui au rang des poètes lyriques, il frappera
les astres de son front sublime. Les sots admirent tout dans un auteur
estimé. Je ne lis que pour moi ; je n'aime que ce qui est à mon usage. »
Candide, qui avait été élevé à ne jamais juger de rien par lui-même, était
fort étonné de ce qu'il entendait ; et Martin trouvait la façon de penser de
Pococuranté assez raisonnable.
« Oh ! voici un Cicéron, dit Candide ; pour ce grand homme-là, je pense que
vous ne vous lassez point de le lire ? -- Je ne le lis jamais, répondit le
Vénitien. Que m'importe qu'il ait plaidé pour Rabirius ou pour Cluentius ?
J'ai bien assez des procès que je juge ; je me serais mieux accommodé de ses
oeuvres philosophiques ; mais, quand j'ai vu qu'il doutait de tout, j'ai
conclu que j'en savais autant que lui, et que je n'avais besoin de personne
pour être ignorant.
-- Ah ! voilà quatre-vingts volumes de recueils d'une académie des sciences,
s'écria Martin ; il se peut qu'il y ait là du bon. -- Il y en aurait, dit
Pococuranté, si un seul des auteurs de ces fatras avait inventé seulement
l'art de faire des épingles ; mais il n'y a dans tous ces livres que de
vains systèmes et pas une seule chose utile.
-- Que de pièces de théâtre je vois là ! dit Candide ; en italien, en
espagnol, en français ! -- Oui, dit le sénateur, il y en a trois mille, et
pas trois douzaines de bonnes. Pour ces recueils de sermons, qui tous
ensemble ne valent pas une page de Sénèque, et tous ces gros volumes de
théologie, vous pensez bien que je ne les ouvre jamais, ni moi ni personne.
»
Martin aperçut des rayons chargés de livres anglais. « Je crois, dit-il,
qu'un républicain doit se plaire à la plupart de ces ouvrages, écrits si
librement. -- Oui, répondit Pococuranté, il est beau d'écrire ce qu'on pense
; c'est le privilège de l'homme. Dans toute notre Italie, on n'écrit que ce
qu'on ne pense pas ; ceux qui habitent la patrie des Césars et des Antonins
n'osent avoir une idée sans la permission d'un jacobin. Je serais content de
la liberté qui inspire les génies anglais si la passion et l'esprit de parti
ne corrompaient pas tout ce que cette précieuse liberté a d'estimable. »
Candide, apercevant un Milton, lui demanda s'il ne regardait pas cet auteur
comme un grand homme. « Qui ? dit Pococuranté, ce barbare qui fait un long
commentaire du premier chapitre de la Genèse en dix livres de vers durs ? ce
grossier imitateur des Grecs, qui défigure la création, et qui, tandis que
Moïse représente l'Être éternel produisant le monde par la parole, fait
prendre un grand compas par le Messiah dans une armoire du ciel pour tracer
son ouvrage ? Moi, j'estimerais celui qui a gâté l'enfer et le diable du
Tasse ; qui déguise Lucifer tantôt en crapaud, tantôt en pygmée ; qui lui
fait rebattre cent fois les mêmes discours ; qui le fait disputer sur la
théologie ; qui, en imitant sérieusement l'invention comique des armes à feu
de l'Arioste, fait tirer le canon dans le ciel par les diables ? Ni moi, ni
personne en Italie, n'a pu se plaire à toutes ces tristes extravagances. Le
mariage du péché et de la mort et les couleuvres dont le péché accouche font
vomir tout homme qui a le goût un peu délicat, et sa longue description d'un
hôpital n'est bonne que pour un fossoyeur. Ce poème obscur, bizarre et
dégoûtant, fut méprisé à sa naissance ; je le traite aujourd'hui comme il
fut traité dans sa patrie par les contemporains. Au reste, je dis ce que je
pense, et je me soucie fort peu que les autres pensent comme moi. » Candide
était affligé de ces discours ; il respectait Homère, il aimait un peu
Milton. « Hélas ! dit-il tout bas à Martin, j'ai bien peur que cet homme-ci
n'ait un souverain mépris pour nos poètes allemands. -- Il n'y aurait pas
grand mal à cela, dit Martin. -- Oh, quel homme supérieur ! disait encore
Candide entre ses dents, quel grand génie que ce Pococuranté ! rien ne peut
lui plaire. »
Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils descendirent dans le
jardin. Candide en loua toutes les beautés. « Je ne sais rien de si mauvais
goût, dit le maître : nous n'avons ici que des colifichets ; mais je vais
dès demain en faire planter un d'un dessin plus noble. »
Quand les deux curieux eurent pris congé de Son Excellence : « Or çà, dit
Candide à Martin, vous conviendrez que voilà le plus heureux de tous les
hommes, car il est au-dessus de tout ce qu'il possède. -- Ne voyez-vous pas,
dit Martin, qu'il est dégoûté de tout ce qu'il possède ? Platon a dit, il y
a longtemps, que les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous
les aliments. -- Mais, dit Candide, n'y a-t-il pas du plaisir à tout
critiquer, à sentir des défauts où les autres hommes croient voir des
beautés ? -- C'est-à-dire, reprit Martin, qu'il y a du plaisir à n'avoir pas
de plaisir ? -- Oh bien ! dit Candide, il n'y a donc d'heureux que moi,
quand je reverrai Mlle Cunégonde. -- C'est toujours bien fait d'espérer »,
dit Martin.
Cependant les jours, les semaines s'écoulaient ; Cacambo ne revenait point,
et Candide était si abîmé dans sa douleur qu'il ne fit pas même réflexion
que Paquette et frère Giroflée n'étaient pas venus seulement le remercier.
CHAPITRE VINGT-SIXIÈME
D'UN SOUPER QUE CANDIDE
ET MARTIN FIRENT AVEC SIX ÉTRANGERS,
ET QUI ILS ÉTAIENT
Un soir que Candide, suivi de Martin, allait se mettre à table avec les
étrangers qui logeaient dans la même hôtellerie, un homme à visage couleur
de suie l'aborda par-derrière, et, le prenant par le bras, lui dit : « Soyez
prêt à partir avec nous, n'y manquez pas. » Il se retourne, et voit Cacambo.
Il n'y avait que la vue de Cunégonde qui pût l'étonner et lui plaire
davantage. Il fut sur le point de devenir fou de joie. Il embrasse son cher
ami. « Cunégonde est ici, sans doute, où est-elle ? Mène-moi vers elle, que
je meure de joie avec elle. -- Cunégonde n'est point ici, dit Cacambo, elle
est à Constantinople. -- Ah, Ciel ! à Constantinople ! mais, fût-elle à la
Chine, j'y vole, partons. -- Nous partirons après souper, reprit Cacambo, je
ne peux vous en dire davantage ; je suis esclave, mon maître m'attend ; il
faut que j'aille le servir à table : ne dites mot ; soupez et tenez-vous
prêt. »
Candide, partagé entre la joie et la douleur, charmé d'avoir revu son agent
fidèle, étonné de le voir esclave, plein de l'idée de retrouver sa
maîtresse, le coeur agité, l'esprit bouleversé, se mit à table avec Martin,
qui voyait de sang-froid toutes ces aventures, et avec six étrangers qui
étaient venus passer le carnaval à Venise.
Cacambo, qui versait à boire à l'un de ces six étrangers, s'approcha de
l'oreille de son maître, sur la fin du repas, et lui dit : « Sire, Votre
Majesté partira quand elle voudra, le vaisseau est prêt. » Ayant dit ces
mots, il sortit. Les convives, étonnés, se regardaient sans proférer une
seule parole, lorsqu'un autre domestique, s'approchant de son maître, lui
dit : « Sire, la chaise de Votre Majesté est à Padoue, et la barque est
prête. » Le maître fit un signe, et le domestique partit. Tous les convives
se regardèrent encore, et la surprise commune redoubla. Un troisième valet,
s'approchant aussi d'un troisième étranger, lui dit : « Sire, croyez-moi,
Votre Majesté ne doit pas rester ici plus longtemps : je vais tout préparer
» ; et aussitôt il disparut.
Candide et Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût une mascarade du
carnaval. Un quatrième domestique dit au quatrième maître : « Votre Majesté
partira quand elle voudra », et sortit comme les autres. Le cinquième valet
en dit autant au cinquième maître. Mais le sixième valet parla différemment
au sixième étranger, qui était auprès de Candide ; il lui dit : « Ma foi,
Sire, on ne veut plus faire crédit à Votre Majesté, ni à moi non plus ; et
nous pourrions bien être coffrés cette nuit, vous et moi : je vais pourvoir
à mes affaires ; adieu. »
Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers, Candide et Martin
demeurèrent dans un profond silence. Enfin Candide le rompit. « Messieurs,
dit-il, voilà une singulière plaisanterie : pourquoi êtes-vous tous rois ?
Pour moi, )e vous avoue que ni moi ni Martin nous ne le sommes. »
Le maître de Cacambo prit alors gravement la parole, et dit en italien : «
Je ne suis point plaisant, je m'appelle Achmet III. J'ai été grand sultan
plusieurs années ; je détrônai mon frère ; mon neveu m'a détrôné ; on a
coupé le cou à mes vizirs ; j'achève ma vie dans le vieux sérail ; mon neveu
le grand sultan Mahmoud me permet de voyager quelquefois pour ma santé, et
je suis venu passer le carnaval à Venise. »
Un jeune homme qui était auprès d'Achmet parla après lui, et dit : « Je
m'appelle Ivan ; j'ai été empereur de toutes les Russies ; j'ai été détrôné
au berceau ; mon père et ma mère ont été enfermés ; on m'a élevé en prison ;
j'ai quelquefois la permission de voyager, accompagné de ceux qui me
gardent, et je suis venu passer le carnaval à Venise. »
Le troisième dit : « Je suis Charles-Édouard, roi d'Angleterre ; mon père
m'a cédé ses droits au royaume ; j'ai combattu pour les soutenir ; on a
arraché le coeur à huit cents de mes partisans, et on leur en a battu les
joues. J'ai été mis en prison ; je vais à Rome faire une visite au roi mon
père, détrôné ainsi que moi et mon grand-père, et je suis venu passer le
carnaval à Venise. »
Le quatrième prit alors la parole et dit : « Je suis roi des Polaques ; le
sort de la guerre m'a privé de mes États héréditaires ; mon père a éprouvé
les mêmes revers ; je me résigne à la Providence comme le sultan Achmet,
l'empereur Ivan et le roi Charles-Édouard, à qui Dieu donne une longue vie,
et je suis venu passer le carnaval à Venise. »
Le cinquième dit : « Je suis aussi roi des Polaques ; j'ai perdu mon royaume
deux fois ; mais la Providence m'a donné un autre État, dans lequel j'ai
fait plus de bien que tous les rois des Sarmates ensemble n'en ont jamais pu
faire sur les bords de la Vistule ; je me résigne aussi à la Providence, et
je suis venu passer le carnaval à Venise. »
Il restait au sixième monarque à parler. « Messieurs, dit-il, je ne suis pas
si grand seigneur que vous ; mais enfin j'ai été roi tout comme un autre. Je
suis Théodore ; on m'a élu roi en Corse ; on m'a appelé Votre Majesté, et à
présent, à peine m'appelle-t-on Monsieur. J'ai fait frapper de la monnaie,
et je ne possède pas un denier ; j'ai eu deux secrétaires d'État, et j'ai à
peine un valet ; je me suis vu sur un trône, et j'ai longtemps été à Londres
en prison, sur la paille. J'ai bien peur d'être traité de même ici, quoique
je sois venu comme Vos Majestés passer le carnaval à Venise. »
Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une noble compassion.
Chacun d'eux donna vingt sequins au roi Théodore pour avoir des habits et
des chemises ; et Candide lui fit présent d'un diamant de deux mille
sequins. « Quel est donc, disaient les cinq rois, ce simple particulier qui
est en état de donner cent fois autant que chacun de nous, et qui le donne ?
»
Dans l'instant qu'on sortait de table, il arriva dans la même hôtellerie
quatre altesses sérénissimes qui avaient aussi perdu leurs États par le sort
de la guerre, et qui venaient passer le reste du carnaval à Venise. Mais
Candide ne prit pas seulement garde à ces nouveaux venus. Il n'était occupé
que d'aller trouver sa chère Cunégonde à Constantinople.
CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME
VOYAGE DE CANDIDE À CONSTANTINOPLE
Le fidèle Cacambo avait déjà obtenu du patron turc qui allait reconduire le
sultan Achmet à Constantinople qu'il recevrait Candide et Martin sur son
bord. L'un et l'autre s'y rendirent après s'être prosternés devant Sa
misérable Hautesse. Candide, chemin faisant, disait à Martin : « Voilà
pourtant six rois détrônés, avec qui nous avons soupé, et encore dans ces
six rois il y en a un à qui j'ai fait l'aumône. Peut-être y a-t-il beaucoup
d'autres princes plus infortunés. Pour moi, je n'ai perdu que cent moutons,
et je vole dans les bras de Cunégonde. Mon cher Martin, encore une fois,
Pangloss avait raison : tout est bien. -- Je le souhaite, dit Martin. --
Mais, dit Candide, voilà une aventure bien peu vraisemblable que nous avons
eue à Venise. On n'avait jamais vu ni ouï conter que six rois détrônés
soupassent ensemble au cabaret. -- Cela n'est pas plus extraordinaire, dit
Martin, que la plupart des choses qui nous sont arrivées. Il est très commun
que des rois soient détrônés ; et à l'égard de l'honneur que nous avons eu
de souper avec eux, c'est une bagatelle qui ne mérite pas notre attention. »
À peine Candide fut-il dans le vaisseau qu'il sauta au cou de son ancien
valet, de son ami Cacambo. « Eh bien ! lui dit-il, que fait Cunégonde ?
Est-elle toujours un prodige de beauté ? M'aime-t-elle toujours ? Comment se
porte-t-elle ? Tu lui as sans doute acheté un palais à Constantinople ?
-- Mon cher maître, répondit Cacambo, Cunégonde lave les écuelles sur le
bord de la Propontide, chez un prince qui a très peu d'écuelles ; elle est
esclave dans la maison d'un ancien souverain nommé Ragotski, à qui le Grand
Turc donne trois écus par jour dans son asile ; mais ce qui est bien plus
triste, c'est qu'elle a perdu sa beauté et qu'elle est devenue horriblement
laide. -- Ah ! belle ou laide, dit Candide, je suis honnête homme, et mon
devoir est de l'aimer toujours. Mais comment peut-elle être réduite à un
état si abject avec les cinq ou six millions que tu avais apportés ? -- Bon,
dit Cacambo, ne m'en a-t-il pas fallu donner deux millions au señor don
Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza,
gouverneur de Buenos-Ayres, pour avoir la permission de reprendre
mademoiselle Cunégonde ? Et un pirate ne nous a-t-il pas bravement
dépouillés de tout le reste ? Ce pirate ne nous a-t-il pas menés au cap de
Matapan, à Milo, à Nicarie, à Samos, à Petra, aux Dardanelles, à Marmora, à
Scutari ? Cunégonde et la vieille servent chez ce prince dont je vous ai
parlé, et moi je suis esclave du sultan détrôné. -- Que d'épouvantables
calamités enchaînées les unes aux autres ! dit Candide. Mais, après tout,
j'ai encore quelques diamants ; je délivrerai aisément Cunégonde. C'est bien
dommage qu'elle soit devenue si laide. »
Ensuite, se tournant vers Martin : « Qui pensez-vous, dit-il, qui soit le
plus à plaindre, de l'empereur Achmet, de l'empereur Ivan, du roi
Charles-Édouard, ou de moi ? -- Je n'en sais rien, dit Martin ; il faudrait
que je fusse dans vos coeurs pour le savoir. -- Ah ! dit Candide, si
Pangloss était ici, il le saurait et nous l'apprendrait. -- Je ne sais, dit
Martin, avec quelles balances votre Pangloss aurait pu peser les infortunes
des hommes et apprécier leurs douleurs. Tout ce que je présume, c'est qu'il
y a des millions d'hommes sur la terre cent fois plus à plaindre que le roi
Charles-Édouard, l'empereur Ivan et le sultan Achmet. -- Cela pourrait bien
être », dit Candide.
On arriva en peu de jours sur le canal de la mer Noire. Candide commença par
racheter Cacambo fort cher, et, sans perdre de temps, il se jeta dans une
galère, avec ses compagnons, pour aller sur le rivage de la Propontide
chercher Cunégonde, quelque laide qu'elle pût être.
Il y avait dans la chiourme deux forçats qui ramaient fort mal, et à qui le
levanti patron appliquait de temps en temps quelques coups de nerf de boeuf
sur leurs épaules nues ; Candide, par un mouvement naturel, les regarda plus
attentivement que les autres galériens et s'approcha d'eux avec pitié.
Quelques traits de leurs visages défigurés lui parurent avoir un peu de
ressemblance avec Pangloss et avec ce malheureux jésuite, ce baron, ce frère
de Mlle Cunégonde. Cette idée l'émut et l'attrista. Il les considéra encore
plus attentivement. « En vérité, dit-il à Cacambo, si je n'avais pas vu
pendre maître Pangloss, et si je n'avais pas eu le malheur de tuer le baron,
je croirais que ce sont eux qui rament dans cette galère. »
Au nom du baron et de Pangloss les deux forçats poussèrent un grand cri,
s'arrêtèrent sur leur banc et laissèrent tomber leurs rames. Le levanti
patron accourait sur eux, et les coups de nerf de boeuf redoublaient. «
Arrêtez, arrêtez, Seigneur, s'écria Candide, je vous donnerai tant d'argent
que vous voudrez. -- Quoi ! c'est Candide ! disait l'un des forçats. -- Quoi
! c'est Candide ! disait l'autre. -- Est-ce un songe ? dit Candide ;
veillé-je ? suis-je dans cette galère ? Est-ce là monsieur le baron que j'ai
tué ? Est-ce là maître Pangloss que j'ai vu pendre ?
-- C'est nous-mêmes, c'est nous-mêmes, répondaient-ils. -- Quoi ! c'est là
ce grand philosophe ? disait Martin.
-- Eh ! Monsieur le levanti patron, dit Candide, combien voulez-vous
d'argent pour la rançon de M. de Thunder-ten-tronckh, un des premiers barons
de l'Empire, et de M. Pangloss, le plus profond métaphysicien d'Allemagne ?
-- Chien de chrétien, répondit le levanti patron, puisque ses deux chiens de
forçats chrétiens sont des barons et des métaphysiciens, ce qui est sans
doute une grande dignité dans leurs pays, tu m'en donneras cinquante mille
sequins. -- Vous les aurez, monsieur, ramenez-moi comme un éclair à
Constantinople, et vous serez payé sur-le-champ. Mais non, menez-moi chez
Mlle Cunégonde. » Le levanti patron, sur la première offre de Candide, avait
déjà tourné la proue vers la ville, et il faisait ramer plus vite qu'un
oiseau ne fend les airs.
Candide embrassa cent fois le baron et Pangloss. « Et comment ne vous ai-je
pas tué, mon cher baron ? et mon cher Pangloss, comment êtes-vous en vie
après avoir été pendu ? et pourquoi êtes-vous tous deux aux galères en
Turquie ? Est-il bien vrai que ma chère soeur soit dans ce pays ? disait le
baron. -- Oui, répondait Cacambo. -- Je revois donc mon cher Candide »,
s'écriait Pangloss. Candide leur présentait Martin et Cacambo. Ils
s'embrassaient tous, ils parlaient tous à la fois. La galère volait, ils
étaient déjà dans le port. On fit venir un Juif, à qui Candide vendit pour
cinquante mille sequins un diamant de la valeur de cent mille, et qui lui
jura par Abraham qu'il n'en pouvait donner davantage. Il paya incontinent la
rançon du baron et de Pangloss. Celui-ci se jeta aux pieds de son libérateur
et les baigna de larmes ; l'autre le remercia par un signe de tête, et lui
promit de lui rendre cet argent à la première occasion. « Mais est-il bien
possible que ma soeur soit en Turquie ? disait-il. -- Rien n'est si
possible, reprit Cacambo, puis qu'elle écure la vaisselle chez un prince de
Transylvanie. » On fit aussitôt venir deux Juifs ; Candide vendit encore des
diamants ; et ils repartirent tous dans une autre galère pour aller délivrer
Cunégonde.
CHAPITRE VINGT-HUITIÈME
CE QUI ARRIVA À CANDIDE, À CUNÉGONDE,
À PANGLOSS, À MARTIN, ETC.
« Pardon, encore une fois, dit Candide au baron ; pardon, mon Révérend Père,
de vous avoir donné un grand coup d'épée au travers du corps. -- N'en
parlons plus, dit le baron ; je fus un peu trop vif, je l'avoue ; mais,
puisque vous voulez savoir par quel hasard vous m'avez vu aux galères, je
vous dirai qu'après avoir été guéri de ma blessure par le frère apothicaire
du collège, je fus attaqué et enlevé par un parti espagnol ; on me mit en
prison à Buenos-Ayres dans le temps que ma soeur venait d'en partir. Je
demandai à retourner à Rome auprès du père général. Je fus nommé pour aller
servir d'aumônier à Constantinople auprès de M. l'ambassadeur de France. Il
n'y avait pas huit jours que j'étais entré en fonctions, quand je trouvai
sur le soir un jeune icoglan très bien fait. Il faisait fort chaud : le
jeune homme voulut se baigner ; je pris cette occasion de me baigner aussi.
Je ne savais pas que ce fût un crime capital pour un chrétien d'être trouvé
tout nu avec un jeune musulman. Un cadi me fit donner cent coups de bâton
sous la plante des pieds et me condamna aux galères. Je ne crois pas qu'on
ait fait une plus horrible injustice. Mais je voudrais bien savoir pourquoi
ma soeur est dans la cuisine d'un souverain de Transylvanie réfugié chez les
Turcs.
-- Mais vous, mon cher Pangloss, dit Candide, comment se peut-il que je vous
revoie ? -- Il est vrai, dit Pangloss, que vous m'avez vu pendre ; je devais
naturellement être brûlé ; mais vous vous souvenez qu'il plut à verse
lorsqu'on allait me cuire : l'orage fut si violent qu'on désespéra d'allumer
le feu ; je fus pendu, parce qu'on ne put mieux faire : un chirurgien acheta
mon corps, m'emporta chez lui, et me disséqua. Il me fit d'abord une
incision cruciale depuis le nombril jusqu'à la clavicule. On ne pouvait pas
avoir été plus mal pendu que je l'avais été. L'exécuteur des hautes oeuvres
de la sainte Inquisition, lequel était sous-diacre, brûlait à la vérité les
gens à merveille, mais il n'était pas accoutumé à pendre : la corde était
mouillée et glissa mal, elle fut nouée ; enfin je respirais encore :
l'incision cruciale me fit jeter un si grand cri que mon chirurgien tomba à
la renverse, et, croyant qu'il disséquait le diable, il s'enfuit en mourant
de peur, et tomba encore sur l'escalier en fuyant. Sa femme accourut au
bruit, d'un cabinet voisin ; elle me vit sur la table étendu avec mon
incision cruciale : elle eut encore plus de peur que son mari, s'enfuit et
tomba sur lui. Quand ils furent un peu revenus à eux, j'entendis la
chirurgienne qui disait au chirurgien : « Mon bon, de quoi vous avisez-vous
aussi de disséquer un hérétique ? Ne savez-vous pas que le diable est
toujours dans le corps de ces gens-là ? Je vais vite chercher un prêtre pour
l'exorciser. » Je frémis à ce propos, et je ramassai le peu de forces qui me
restaient, pour crier : " Ayez pitié de moi ! " Enfin le barbier portugais
s'enhardit ; il recousit ma peau ; sa femme même eut soin de moi ; je fus
sur pied au bout de quinze jours. Le barbier me trouva une condition, et me
fit laquais d'un chevalier de Malte qui allait à Venise ; mais mon maître
n'ayant pas de quoi me payer, je me mis au service d'un marchand vénitien,
et je le suivis à Constantinople.
« Un jour il me prit fantaisie d'entrer dans une mosquée ; il n'y avait
qu'un vieil iman et une jeune dévote très jolie qui disait ses patenôtres ;
sa gorge était toute découverte : elle avait entre ses deux tétons un beau
bouquet de tulipes, de roses, d'anémones, de renoncules, d'hyacinthes et
d'oreilles-d'ours ; elle laissa tomber son bouquet ; je le ramassai, et je
le lui remis avec un empressement très respectueux. Je fus si longtemps à le
lui remettre que l'iman se mit en colère, et voyant que j'étais chrétien, il
cria à l'aide. On me mena chez le cadi, qui me fit donner cent coups de
lattes sur la plante des pieds et m'envoya aux galères. Je fus enchaîné
précisément dans la même galère et au même banc que monsieur le baron. Il y
avait dans cette galère quatre jeunes gens de Marseille, cinq prêtres
napolitains, et deux moines de Corfou, qui nous dirent que de pareilles
aventures arrivaient tous les jours. Monsieur le baron prétendait qu'il
avait essuyé une plus grande injustice que moi ; je prétendais, moi, qu'il
était beaucoup plus permis de remettre un bouquet sur la gorge d'une femme
que d'être tout nu avec un icoglan. Nous disputions sans cesse, et nous
recevions vingt coups de nerf de boeuf par jour, lorsque l'enchaînement des
événements de cet univers vous a conduit dans notre galère, et que vous nous
avez rachetés.
-- Eh bien ! mon cher Pangloss, lui dit Candide, quand vous avez été pendu,
disséqué, roué de coups, et que vous avez ramé aux galères, avez-vous
toujours pensé que tout allait le mieux du monde ? -- Je suis toujours de
mon premier sentiment, répondit Pangloss, car enfin je suis philosophe : il
ne me convient pas de me dédire, Leibnitz ne pouvant pas avoir tort, et
l'harmonie préétablie étant d'ailleurs la plus belle chose du monde, aussi
bien que le plein et la matière subtile. »
CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME
COMMENT CANDIDE RETROUVA CUNÉGONDE
ET LA VIEILLE
Pendant que Candide, le baron, Pangloss, Martin et Cacambo contaient leurs
aventures, qu'ils raisonnaient sur les événements contingents ou non
contingents de cet univers, qu'ils disputaient sur les effets et les causes,
sur le mal moral et sur le mal physique, sur la liberté et la nécessité, sur
les consolations que l'on peut éprouver lorsqu'on est aux galères en
Turquie, ils abordèrent sur le rivage de la Propontide à la maison du prince
de Transylvanie. Les premiers objets qui se présentèrent furent Cunégonde et
la vieille, qui étendaient des serviettes sur des ficelles pour les faire
sécher.
Le baron pâlit à cette vue. Le tendre amant Candide, en voyant sa belle
Cunégonde rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les joues ridées,
les bras rouges et écaillés, recula trois pas saisi d'horreur, et avança
ensuite par bon procédé. Elle embrassa Candide et son frère ; on embrassa la
vieille : Candide les racheta toutes deux.
Il y avait une petite métairie dans le voisinage : la vieille proposa à
Candide de s'en accommoder, en attendant que toute la troupe eût une
meilleure destinée. Cunégonde ne savait pas qu'elle était enlaidie, personne
ne l'en avait avertie : elle fit souvenir Candide de ses promesses avec un
ton si absolu que le bon Candide n'osa pas la refuser. Il signifia donc au
baron qu'il allait se marier avec sa soeur. « Je ne souffrirai jamais, dit
le baron, une telle bassesse de sa part et une telle insolence de la vôtre,
cette infamie ne me sera jamais reprochée : les enfants de ma soeur ne
pourraient entrer dans les chapitres d'Allemagne. Non, jamais ma soeur
n'épousera qu'un baron de l'Empire. » Cunégonde se jeta à ses pieds et les
baigna de larmes ; il fut inflexible. « Maître fou, lui dit Candide, je t'ai
réchappé des galères, j'ai payé ta rançon, j'ai payé celle de ta soeur ;
elle lavait ici des écuelles, elle est laide, j'ai la bonté d'en faire ma
femme, et tu prétends encore t'y opposer ! Je te retuerais si j'en croyais
ma colère. -- Tu peux me tuer encore, dit le baron, mais tu n'épouseras pas
ma soeur de mon vivant. »
CHAPITRE TRENTIÈME
CONCLUSION
Candide, dans le fond de son coeur, n'avait aucune envie d'épouser
Cunégonde. Mais l'impertinence extrême du baron le déterminait à conclure le
mariage, et Cunégonde le pressait si vivement qu'il ne pouvait s'en dédire.
Il consulta Pangloss, Martin et le fidèle Cacambo. Pangloss fit un beau
mémoire par lequel il prouvait que le baron n'avait nul droit sur sa soeur,
et qu'elle pouvait, selon toutes les lois de l'Empire, épouser Candide de la
main gauche. Martin conclut à jeter le baron dans la mer. Cacambo décida
qu'il fallait le rendre au levanti patron et le remettre aux galères ; après
quoi on l'enverrait à Rome au père général par le premier vaisseau. L'avis
fut trouvé fort bon ; la vieille l'approuva ; on n'en dit rien à sa soeur ;
la chose fut exécutée pour quelque argent, et on eut le plaisir d'attraper
un jésuite et de punir l'orgueil d'un baron allemand.
Il était tout naturel d'imaginer qu'après tant de désastres, Candide, marié
avec sa maîtresse et vivant avec le philosophe Pangloss, le philosophe
Martin, le prudent Cacambo et la vieille, ayant d'ailleurs rapporté tant de
diamants de la patrie des anciens Incas, mènerait la vie du monde la plus
agréable ; mais il fut tant friponné par les Juifs qu'il ne lui resta plus
rien que sa petite métairie ; sa femme, devenant tous les jours plus laide,
devint acariâtre et insupportable ; la vieille était infirme et fut encore
de plus mauvaise humeur que Cunégonde. Cacambo, qui travaillait au jardin,
et qui allait vendre des légumes à Constantinople, était excédé de travail
et maudissait sa destinée. Pangloss était au désespoir de ne pas briller
dans quelque université d'Allemagne. Pour Martin, il était fermement
persuadé qu'on est également mal partout ; il prenait les choses en
patience. Candide, Martin et Pangloss disputaient quelquefois de
métaphysique et de morale. On voyait souvent passer sous les fenêtres de la
métairie des bateaux chargés d'effendis, de bachas, de cadis, qu'on envoyait
en exil à Lemnos, à Mitylène, à Erzeroum. On voyait venir d'autres cadis,
d'autres bachas, d'autres effendis, qui prenaient la place des expulsés et
qui étaient expulsés à leur tour. On voyait des têtes proprement empaillées
qu'on allait présenter à la Sublime Porte. Ces spectacles faisaient
redoubler les dissertations ; et quand on ne disputait pas, l'ennui était si
excessif que la vieille osa un jour leur dire : « Je voudrais savoir lequel
est le pire, ou d'être violée cent fois par des pirates nègres, d'avoir une
fesse coupée, de passer par les baguettes chez les Bulgares, d'être fouetté
et pendu dans un auto-da-fé, d'être disséqué, de ramer en galère, d'éprouver
enfin toutes les misères par lesquelles nous avons tous passé, ou bien de
rester ici à ne rien faire ? -- C'est une grande question », dit Candide.
Ce discours fit naître de nouvelles réflexions, et Martin surtout conclut
que l'homme était né pour vivre dans les convulsions de l'inquiétude, ou
dans la léthargie de l'ennui. Candide n'en convenait pas, mais il n'assurait
rien. Pangloss avouait qu'il avait toujours horriblement souffert ; mais
ayant soutenu une fois que tout allait à merveille, il le soutenait
toujours, et n'en croyait rien.
Une chose acheva de confirmer Martin dans ses détestables principes, de
faire hésiter plus que jamais Candide, et d'embarrasser Pangloss. C'est
qu'ils virent un jour aborder dans leur métairie Paquette et le frère
Giroflée, qui étaient dans la plus extrême misère ; ils avaient bien vite
mangé leurs trois mille piastres, s'étaient quittés, s'étaient raccommodés,
s'étaient brouillés, avaient été mis en prison, s'étaient enfuis, et enfin
frère Giroflée s'était fait turc. Paquette continuait son métier partout, et
n'y gagnait plus rien. « Je l'avais bien prévu, dit Martin à Candide, que
vos présents seraient bientôt dissipés et ne les rendraient que plus
misérables. Vous avez regorgé de millions de piastres, vous et Cacambo, et
vous n'êtes pas plus heureux que frère Giroflée et Paquette. -- Ah, ah ! dit
Pangloss à Paquette, le ciel vous ramène donc ici parmi nous, ma pauvre
enfant ! Savez-vous bien que vous m'avez coûté le bout du nez, un oeil et
une oreille ? Comme vous voilà faite ! Et qu'est-ce que ce monde ! » Cette
nouvelle aventure les engagea à philosopher plus que jamais.
Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, qui passait pour le
meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent le consulter ; Pangloss
porta la parole, et lui dit : « Maître, nous venons vous prier de nous dire
pourquoi un aussi étrange animal que l'homme a été formé.
-- De quoi te mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton affaire ? -- Mais,
mon Révérend Père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. --
Qu'importe, dit le derviche, qu'il y ait du mal ou du bien ? Quand Sa
Hautesse envoie un vaisseau en Égypte, s'embarrasse-t-elle si les souris qui
sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? -- Que faut-il donc faire ?
dit Pangloss. -- Te taire, dit le derviche. -- Je me flattais, dit Pangloss,
de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des
mondes possibles, de l'origine du mal, de la nature de l'âme et de
l'harmonie préétablie. » Le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au
nez.
Pendant cette conversation, la nouvelle s'était répandue qu'on venait
d'étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le muphti, et qu'on
avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout un
grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide et Martin, en
retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait
le frais à sa porte sous un berceau d'orangers. Pangloss, qui était aussi
curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti qu'on
venait d'étrangler. « Je n'en sais rien, répondit le bonhomme, et je n'ai
jamais su le nom d'aucun muphti ni d'aucun vizir. J'ignore absolument
l'aventure dont vous me parlez ; je présume qu'en général ceux qui se mêlent
des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu'ils le
méritent ; mais je ne m'informe jamais de ce qu'on fait à Constantinople ;
je me contente d'y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive. »
Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison : ses deux
filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu'ils
faisaient eux-mêmes, du kaïmac piqué d'écorces de cédrat confit, des
oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka
qui n'était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après
quoi les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide,
de Pangloss et de Martin.
« Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? --
Je n'ai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les cultive avec mes
enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice,
et le besoin. »
Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le
discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me
paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui
nous avons eu l'honneur de souper. -- Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort
dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes : car enfin Églon, roi
des Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon fut pendu par les cheveux et
percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baaza ;
le roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalia, par Joïada ; les rois
Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent
Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal,
Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien,
Richard II d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart,
Charles Ier, les trois Henri de France, l'empereur Henri IV ? Vous savez...
-- Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. -- Vous
avez raison, dit Pangloss : car, quand l'homme fut mis dans le jardin
d'Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillât, ce qui prouve
que l'homme n'est pas né pour le repos. -- Travaillons sans raisonner, dit
Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. »
Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à
exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la
vérité bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette
broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée
qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête
homme ; et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements
sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous
n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le
derrière pour l'amour de Mlle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à
l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez
pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos
moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats
confits et des pistaches. -- Cela est bien dit, répondit Candide, mais il
faut cultiver notre jardin. » FIN
Texte intégral
Contrôle de lecture 1
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Contrôle de lecture 2
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Etude de Candide
Sujet de rédaction sur Candide
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